Au Québec, à peine 233 clients ont été accusés depuis que l’achat – et non plus la vente – de services sexuels est interdit au pays. Pour la criminologue Maria Mourani et certains organismes venant en aide aux travailleuses du sexe, 233, c’est trop peu.

« Ça fait pitié. C’est déprimant ! », s’exclame Maria Mourani en analysant les chiffres du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) obtenus en vertu de la Loi d’accès à l’information. En décembre 2014, l’ancienne députée bloquiste, alors indépendante, a été la seule à voter avec les conservateurs pour la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation (projet de loi C-36), qui criminalisait pour la première fois l’exploitation sexuelle liée à la prostitution au pays.

« Ça montre que la loi n’est pas appliquée comme elle le devrait, affirme Mme Mourani. À partir du moment où on a la preuve qu’une personne a acheté ou tenté d’acheter des services sexuels, elle doit être arrêtée et poursuivie. Mais avec ces chiffres, on constate que cela n’est pas fait de manière systématique. »

La présidente de Mourani-Criminologie s’attendait à ce que la loi soit appliquée de « manière exemplaire » et à ce que les policiers effectuent davantage d’actions ciblées contre les clients. Elle ne dénonce toutefois pas le travail des autorités, mais déplore plutôt le manque de ressources des policiers et des procureurs.

Depuis l’adoption de la loi au début du mois de décembre 2014 jusqu’à la fin de l’année 2017, 429 cas ont mené à 173 accusations (168 adultes et 5 mineurs) au Québec, selon Statistique Canada.

« Quand est-ce qu’il va y avoir une escouade spécialisée pour les clients – je parle d’une escouade constituée de policiers et de procureurs ? demande Mme Mourani en constatant ces chiffres. Et quand est-ce qu’on va avoir des juges formés à cette problématique ? »

Tant et aussi longtemps qu’on n’aura pas compris que le premier joueur dans cette game-là, c’est le client, on n’aura rien compris. C’est le jeu de l’offre et de la demande. S’il n’y avait pas de clients, il n’y aurait pas de proxénètes et il n’y aurait pas de prostitués.

Maria Mourani, criminologue

La Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES), qui avait elle aussi appuyé le projet de loi C-36, n’est pas surprise par les données obtenues par La Presse. Depuis que la loi a été adoptée, l’organisme n’a constaté aucun changement sur le terrain.

« Il y a une impunité. Il y a un sentiment que c’est tout à fait banal, que c’est sans conséquence [d’acheter des services sexuels] », s’inquiète Jennie-Laure Sully, organisatrice communautaire à la CLES.

233, peu ou trop ? 

Sandra Wesley, directrice générale de l’organisme Stella, croit pour sa part que les 233 accusations portées contre des clients de la prostitution sont de trop. L’organisme, créé par et pour les travailleuses du sexe, est favorable à la décriminalisation de la prostitution.

Mme Wesley constate que depuis la modification au Code criminel, les prostituées sont plus souvent victimes de violence, qu’elles se retrouvent plus souvent isolées. « C’est très difficile de parler ouvertement avec les clients. On voit de plus en plus de travailleuses du sexe qui prennent des rendez-vous sans avoir discuté ouvertement du prix, sans avoir discuté des services qu’elles offrent ou qu’elles n’offrent pas. Ça devient difficile d’avoir une relation de pouvoir dans ce genre d’interactions », dit-elle.

Si Stella et la CLES ne sont pas sur la même longueur d’onde concernant l’opportunité de C-36, les deux organismes s’entendent sur une chose : quand les clients se font arrêter, les travailleuses du sexe sont laissées à elles-mêmes. Les femmes n’ont accès à aucune ressource. Cela doit changer, clament-ils.

Le DPCP n’a pas été en mesure de répondre aux questions de La Presse, hier. 

Clients et proxénètes visés

En criminalisant l’exploitation sexuelle liée à la prostitution, Ottawa a voulu s’attaquer aux clients et aux proxénètes. Mme Mourani se réjouit de voir que le Québec a compris cet aspect de la loi lorsqu’on lui présente certains chiffres tirés du site de Statistique Canada. Au Canada, 124 adultes ont été accusés d’avoir annoncé des services sexuels, contre 11 au Québec. « Au Québec, on a compris qu’il faut arrêter de cibler les femmes parce qu’elles sont des victimes. Il faut les aider à s’en sortir, et non les mettre encore plus dans le pétrin », affirme la criminologue.

— Avec William Leclerc, La Presse