Une crise sévit dans les rues de Montréal, mais les organismes communautaires et les pouvoirs publics qui luttent contre l’itinérance disposent de données vieilles de cinq ans, prépandémiques et complètement périmées, pour chiffrer le phénomène.

Dix mois après la vaste opération de dénombrement des sans-abri orchestrée par le réseau de la santé en octobre 2022, les résultats de l’exercice demeurent inconnus. Et l’impatience commence à se faire sentir.

« Ces chiffres-là sont essentiels », dit Julie Grenier, du Mouvement pour mettre fin à l’itinérance à Montréal (MMFIM), l’organisation qui regroupe la vaste majorité des refuges de la métropole. « On ne connaît pas le portrait de l’évolution depuis 2018, donc c’est sûr que ces chiffres-là ne sont plus adéquats. Et on est sur des estimations entre-temps. »

INFOGRAPHIE LA PRESSE

Les nouvelles données seront déjà vieilles, a-t-elle souligné. Un problème pour « une organisation qui veut se baser sur des données probantes » pour combattre l’itinérance.

La Ville de Montréal voudrait aussi avoir un portrait de l’ampleur du phénomène dans ses propres rues. Le financement pourrait être ajusté en conséquence.

« Les résultats du dénombrement des personnes en situation d’itinérance sont très attendus pour mieux cibler les actions nécessaires et soutenir le réseau communautaire qui tient à bout de bras un équilibre très fragile », a indiqué la mairesse Valérie Plante, dans une déclaration écrite transmise par son cabinet.

Dans la nuit du 11 au 12 octobre dernier, des centaines de personnes ont été déployées dans 13 régions du Québec pour compter manuellement les itinérants dans le cadre de l’opération « Tout le monde compte ». On faisait passer un questionnaire d’une vingtaine de questions à ceux qui acceptaient d’y répondre.

C’est le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) qui travaille actuellement à compiler les résultats.

« Le MSSS procède actuellement aux dernières étapes devant mener à la diffusion du rapport à l’automne 2023 », a indiqué Francis Martel, responsable des communications.

Rappelons qu’un énorme travail de compilation et d’analyse de données a été nécessaire pour la production de ce rapport.

Francis Martel, responsable des communications au ministère de la Santé et des Services sociaux

Le dénombrement de 2018 avait conclu que 5789 personnes se trouvaient en situation d’itinérance le soir de l’opération, dont 3149 à Montréal. Onze mois s’étaient écoulés entre la cueillette des données et la publication des résultats.

« On trouve ça long »

Tant la Ville de Montréal que les organismes auxquels La Presse a pu parler soulignent que la lutte contre l’itinérance continue à Montréal malgré l’absence de ces données.

« On sait ce qui se passe dans les rues de Montréal et on n’attend pas les résultats de ce dénombrement pour agir et mobiliser tous les partenaires », a souligné Mme Plante dans sa déclaration. « Malgré les revenus financiers limités de la Ville, on a doublé notre budget dédié à l’itinérance, on a élargi EMMIS [Équipe mobile de médiation et d’intervention sociale] et on a mis sur pied une stratégie pour le Village. Les besoins sont grands et on va demeurer pleinement engagés à y répondre. »

À la Mission Old Brewery, « la réalité, on la connaît et on n’attend pas ces chiffres-là pour agir », a indiqué la porte-parole Marie-Pier Therrien.

On trouve ça long et on aimerait que ce soit plus rapide.

Marie-Pier Therrien, porte-parole de la Mission Old Brewery

Mme Therrien a souligné qu’en plus d’un chiffre global, le recensement permettait aussi d’affiner les connaissances. « Ça peut faciliter certains types de financement » pour les femmes, les personnes âgées ou les Autochtones, par exemple.

Annie Savage, du Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM), est critique envers le dénombrement, une technique qui sous-estime l’importance et la complexité du phénomène de l’itinérance, a-t-elle expliqué en entrevue. Elle s’inquiète toutefois de voir des politiciens plaider qu’ils veulent attendre ces résultats qui tardent avant d’investir. Il y a « un danger » à l’attentisme, a-t-elle souligné. « Il faut que le gouvernement fasse confiance au milieu, qui lui dit depuis plusieurs années que l’itinérance est en hausse. »

Sortir 140 000 Montréalais de la pauvreté

En attendant, toutes les sources officielles se replient vers les chiffres de 2018.

C’est notamment le cas d’un très récent mémoire de la Ville de Montréal rédigé dans le cadre de la préparation du futur plan d’action anti-pauvreté de Québec. L’administration Plante y propose une « alliance » pour lutter contre la détresse des plus démunis, pas seulement des sans-abri, comprenant notamment des nouveaux fonds en provenance de Québec.

Le rapport plaide pour un nouvel « objectif commun » entre Montréal et le provincial : « Lutter activement contre la pauvreté au Québec en sortant 140 000 Montréalaises et Montréalais de la pauvreté, dont une majorité de femmes, d’ici 2030 ».

« La cible proposée découle d’un constat clair : les enjeux de pauvreté et d’exclusion sociale sont nettement plus aigus à Montréal qu’ailleurs au Québec, indique le document. Tous les segments les plus vulnérables de la population y sont représentés et sont plus nombreux. Dans cette perspective, la cible est ambitieuse, mais demeure nécessaire et réaliste, comme le démontre l’effet des investissements sociaux dans le contexte pandémique. »

Montréal estime avoir dépassé pour la première fois 20 millions en dépenses sociales directes l’an dernier, incluant la lutte contre l’itinérance. Cette somme n’inclut pas les coûts indirects, comme les interventions policières ou la perte de qualité de vie.

Rectificatif:
Le rapport de la Ville de Montréal plaide pour sortir 140 000 Montréalaises et Montréalais de la pauvreté, plutôt que 140 comme mentionné dans une version antérieure du texte. Nos excuses.