Liza Frulla en a assez. La grande patronne de l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec (ITHQ) ne peut plus contenir sa déception face à la paralysie qui afflige le redéveloppement de son magnifique voisin de la rue Saint-Denis, l’Institut des Sourdes-Muettes.

Alors que l’avenue des Pins se refait une beauté et que le Quartier latin peine à se remettre de la pandémie, le projet est plus urgent que jamais, assure-t-elle. Montréal et Québec doivent peser sur l’accélérateur, quitte à mettre de l’eau dans leur vin, plaide l’ex-ministre.

« Ça vient me chercher, a-t-elle laissé tomber en entrevue avec La Presse. Avec tout ce potentiel-là, je ne peux pas croire qu’à Montréal, on laisse ça dépérir. Je ne peux pas croire ça. Et je ne l’accepte pas non plus. »

« Je ne peux pas comprendre comment cette bâtisse-là – avec tous ses pieds carrés – n’est pas le premier projet de la SQI [Société québécoise des infrastructures] et aussi de la Ville de Montréal », a-t-elle poursuivi, sans se soucier de ménager ses interlocuteurs. Leurs exigences et procédures respectives sont interminables : « avec toutes ces objections-là, ça ne bouge pas. Et on le voit se détériorer de mois en mois, d’année en année ».

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La directrice générale de l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec et ancienne ministre, Liza Frulla

L’Institut des Sourdes-Muettes, dont le bâtiment principal date du début du XXe siècle, est vacant depuis 2015. Il appartient au gouvernement provincial par l’entremise de sa Société immobilière du Québec.

Comme d’autres grands ensembles institutionnels, l’Institut des Sourdes-Muettes promet un écrin splendide au promoteur qui voudra lui trouver une nouvelle vocation, mais aussi un puits sans fond de dépenses. Ajoutez au mélange les visées sociales de la Ville de Montréal et la volonté de profit des promoteurs privés. Résultat : un nœud gordien immobilier.

Des hésitations à la Ville de Montréal

La SQI attribue une partie des délais du redéveloppement de l’Institut des Sourdes-Muettes aux hésitations de la Ville de Montréal.

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Devanture de l’Institut des Sourdes-Muettes, dont le bâtiment principal date du début du XXe siècle. L’immeuble est vacant depuis 2015.

L’immeuble a été placé partiellement « en réserve » pour la municipalité en 2018, normalement pour un an. « Fin 2020, la Ville confirmait finalement à la SQI qu’elle n’avait pas l’intention d’acquérir l’immeuble », a rapporté Francis Martel, porte-parole de l’organisation, par courriel. La SQI a refusé la demande d’entrevue de La Presse.

En 2022, la SQI a confirmé à la Ville qu’elle analysait le potentiel de mise en valeur de l’immeuble. Par la suite, la SQI a accordé un contrat à une firme d’architecture pour analyser la remise en valeur du site. Les résultats de cette étude qui est en cours permettront de nous guider dans les prochaines étapes de remise en valeur du site.

Francis Martel, porte-parole de la Société québécoise des infrastructures

Du côté de Montréal, le cabinet de Valérie Plante dit suivre « avec intérêt les travaux de la SQI pour le redéveloppement du site ». « Son redéveloppement est une priorité de notre administration, a indiqué l’attachée de presse de la mairesse. Nous sommes engagés à poursuivre notre étroite collaboration avec l’ensemble des partenaires pour que ce site serve les intérêts des familles, des travailleurs, des personnes dans le besoin ainsi que les étudiants. »

Parce que si elle ne souhaite pas le redévelopper elle-même, l’administration Plante a élaboré et publié en 2021 des concepts d’aménagement pour le site, incluant une grande place laissée aux logements sociaux.

Depuis trois ans maintenant, Mme Frulla et son ITHQ défendent l’inclusion de logements étudiants dans le projet qui sera choisi.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

L’Institut des Sourdes-Muettes appartient au gouvernement provincial par l’entremise de la Société immobilière du Québec.

« Si on veut attirer des étudiants de l’extérieur – qui constituent la plus belle immigration – à venir s’installer à Montréal, il faut les loger. Parce que les logements sont rendus inabordables », a-t-elle fait valoir. Chaque fois que Liza Frulla entend parler de crise du logement dans la sphère publique, elle pense « à ce bel espace-là qu’on laisse dépérir ».

« Un promoteur privé ne ferait pas ça »

Peu importe le concept choisi, il devra respecter le caractère patrimonial de ce magnifique ensemble institutionnel de pierres grises, a souligné Dinu Bumbaru, d’Héritage Montréal.

C’est un immeuble remarquable. Ça a été fait pour s’insérer dans le tissu urbain de manière à créer un repère pour tout le monde, avec la coupole et la façade très soignée sur Saint-Denis.

Dinu Bumbaru, architecte et directeur des politiques d’Héritage Montréal

L’établissement a accueilli des enfants sourds-muets jusqu’en 1975. En 1979, il a été racheté par le bras immobilier du ministère de la Santé. Jusqu’en 2015, l’Agence de la santé de Montréal y occupait des locaux. Un parc situé sur le terrain a été transformé en stationnement. Ce dernier est toujours en exploitation, créant une illusion d’activité sur le terrain.

Héritage Montréal craint davantage l’abandon que la requalification. « Il faut trouver une façon de mettre ça aux normes. […] Il y a certainement des avenues », a dit M. Bumbaru. « Un bâtiment abandonné – surtout dans notre climat et avec le vandalisme –, c’est une vraie menace. On a souvent cru que la menace, c’était la démolition. C’était vrai dans les années 1970, 1980, 1990 un peu. Mais maintenant, de plus en plus, c’est la désaffectation. »

« Il faut du travail pour faire débloquer ce dossier-là, parce que c’est invraisemblable qu’un bâtiment comme ça […] soit négligé comme ça. Un promoteur privé ne ferait pas ça », a-t-il ajouté.