Dans les couloirs de la station Berri-UQAM, ils sont désormais des dizaines à se retrouver pour vendre ou consommer de la drogue, souvent au vu et au su de tous, dans une flambée de violence qui dépasse tant les policiers que les consommateurs. Nous y avons passé une soirée.

« Avant ce n’était pas comme ça à Berri. On faisait nos petites affaires, on vendait, on consommait, mais il n’y avait pas autant de monde », se désole Augustine*, qui fréquente le périmètre depuis des années.

Sous l’éclairage aux néons de la station Berri-UQAM, deux mondes parallèles se côtoient. D’une part, celui de milliers de passants : voyageurs, étudiants ou travailleurs.

D’autre part, un nombre croissant de personnes comme Augustine qui utilisent le métro pour se réchauffer et, de plus en plus couramment, pour consommer de la drogue – surtout du crack.

L’été, elles se tiennent plutôt à la place Émilie-Gamelin, au-dessus de la station.

Zone de transit, la station Berri-UQAM se trouve en plein cœur de Montréal, à l’intersection de trois lignes de métro et connectée à l’aéroport de Montréal par la navette 747 et à la gare d’Autocars de Montréal qui dessert le Québec, les Maritimes, l’Ontario et les États-Unis.

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, COLLABORATION SPÉCIALE

Pendant que des milliers de personnes transitent par la station Berri-UQAM, de plus en plus de gens s’y réfugient pour consommer de la drogue.

La semaine dernière, l’emblématique magasin Archambault, situé juste en face de la station, a annoncé sa fermeture. Parmi les raisons invoquées, le « laboratoire de mixité urbaine » que serait devenu le secteur.

Un équilibre perdu

Force est de constater – de l’avis de plusieurs des personnes impliquées – que l’équilibre est rompu à Berri-UQAM : déchets et seringues abandonnés, consommation dans les ascenseurs, les couloirs et les édicules du métro, à la vue de tous, et agressions de plus en plus fréquentes.

« C’est devenu plus violent qu’avant », confirme un vendeur de drogue qui travaille de longue date dans le secteur. « Le monde se poignarde, se tire dessus. »

Ce vendeur affirme pouvoir écouler de deux à trois onces de crack par jour. Deux onces par jour, selon nos calculs, cela représente 378 doses individuelles. À 20 $ la dose, il peut percevoir plus de 7500 $ par jour, soit 53 000 $ par semaine.

Nous le rencontrons dans l’un des édicules du métro en milieu de soirée, le 1er février. À ce moment, pas moins de 18 consommateurs sont rassemblés, tenant des conciliabules le long des murs. Dans un coin, une personne avec un déambulateur. Plus loin, une autre accrochée à un téléphone public, vêtue d’une jupe courte et d’un manteau rose. Un haut-parleur caché dans un sac à dos diffuse de la musique rythmée. Une jeune femme aux longs cheveux noirs passe d’un groupe à l’autre, amaigrie, mi-dansant, mi-criant.

Quelques déchets flottent au sol, sur le tas de neige fondante. « Tout le monde ici a un couteau, souligne le vendeur. Même moi, dans ma poche, parce que je n’ai pas le choix », ajoute-t-il en montrant le sien à La Presse.

  • « À Berri-UQAM, c’est le chaos organisé », explique à La Presse Jérémy Robitaille, qui fréquente les lieux depuis un an. Il prend soin de ramasser les déchets des consommateurs qui l’ont précédé, voulant améliorer le vivre-ensemble.

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    « À Berri-UQAM, c’est le chaos organisé », explique à La Presse Jérémy Robitaille, qui fréquente les lieux depuis un an. Il prend soin de ramasser les déchets des consommateurs qui l’ont précédé, voulant améliorer le vivre-ensemble.

  • Un homme qui vient d’être libéré après trois mois de prison montre à La Presse sa dose de consommation, dans un escalier de la station Berri-UQAM. Ce consommateur fréquente le secteur depuis un an. Il a été incarcéré pour vol à l’étalage, explique-t-il.

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    Un homme qui vient d’être libéré après trois mois de prison montre à La Presse sa dose de consommation, dans un escalier de la station Berri-UQAM. Ce consommateur fréquente le secteur depuis un an. Il a été incarcéré pour vol à l’étalage, explique-t-il.

  • Un homme prépare sa dose dans un escalier menant à la sortie du métro Berri-UQAM.

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    Un homme prépare sa dose dans un escalier menant à la sortie du métro Berri-UQAM.

  • Un consommateur vivant à Tétreaultville se déplace à Berri-UQAM à l’occasion pour consommer du crack. Il a vécu des abus dans l’enfance et souffre d’importantes douleurs en raison d’une maladie dégénérative, explique-t-il.

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    Un consommateur vivant à Tétreaultville se déplace à Berri-UQAM à l’occasion pour consommer du crack. Il a vécu des abus dans l’enfance et souffre d’importantes douleurs en raison d’une maladie dégénérative, explique-t-il.

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« Le chat et la souris »

Des policiers qui patrouillent dans le métro n’en peuvent plus. « Le problème, ce n’est pas juste la drogue, c’est la violence », lance l’un d’eux, que nous ne pouvons nommer car il n’a pas le droit de parler publiquement.

C’est rendu qu’une personne se fait poignarder tous les deux jours, et ils ne portent pas plainte, parce qu’ils se connaissent. Les gens se tirent dessus, il y a même quelqu’un qui a mangé un coup de hache dans la face !

Un agent du SPVM

« Ça fait [longtemps] que je travaille ici et je n’ai jamais vu ça, renchérit son coéquipier. À Berri, c’est le free-for-all. »

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Agents du SPVM patrouillant dans la station Berri-UQAM

Ces policiers connaissent la majorité des personnes qui fréquentent la station, souvent par leur nom et leurs habitudes de consommation.

Même quand ils font sortir les gens d’un édicule, ceux-ci rentrent de nouveau, quelques minutes plus tard, par une autre entrée du métro. « C’est un jeu de chat et de souris, il n’y a plus de respect », déplore un agent.

« C’est notre salon »

Avec son sourire contagieux et son style direct, Augustine témoigne de la vie dans la rue, attablée dans la salle du restaurant Pizza Métro, à l’intérieur de la station. « Avant, ils nous laissaient plus de lousse, affirme-t-elle, en parlant des policiers. Mais maintenant, il y a aussi plus de guerres, de batailles, de boss qui sont sortis de prison. Si tu dois de l’argent, tu te fais péter la gueule. »

Mais les gens qui fréquentent le métro manquent d’endroits où aller, plaide Augustine. « La mairesse n’ouvre pas de haltes chaleur. On avait des tentes, on se les fait déchirer par les policiers ! On se retrouve où ? Dans le métro, où on ne veut pas de nous. »

Augustine ne voit aucun problème à sortir sa pipe à crack et à inhaler sa drogue, malgré les clients attablés autour. « On ne lève jamais la pipe devant les enfants, mais les autres, on s’en câlisse, parce qu’eux aussi se foutent de nous. C’est lourd, le regard des citoyens qui nous jugent. »

De toute façon : « Icitte, c’est notre salon, c’est chez nous », estime-t-elle.

Une affirmation qui hérisse Isaac Zekai, propriétaire de Pizza Métro. « Les gens viennent, ils dérangent les clients, ils fument leur crack dans la salle, des fois ils sont agressifs, témoigne-t-il. Avant la COVID, je les connaissais tous, j’étais gentil avec eux, je faisais même des pizzas de surplus et je sortais leur porter. »

Désormais, le commerçant envisage d’engager un agent de sécurité pour gérer sa salle à manger.

Des passants empathiques

Augustine est loin d’être la seule à consommer en public dans les couloirs de Berri-UQAM, a pu observer La Presse. « Ça peut potentiellement déranger, mais la plupart du temps, j’ai plus d’empathie qu’autre chose, explique Jane Morin, en route pour un spectacle à l’Olympia avec un ami. Mais quand je suis toute seule, je suis plus attentive. »

« On n’a pas peur, mais c’est sûr que ça peut être un peu désagréable », souligne aussi René Chiunti, en compagnie de sa conjointe Angelica Balderas et de leur enfant de 3 ans. « C’est surtout pour notre fils, en fait, que ça dérange. »

À quelques pas, un jeune homme se met à donner des coups de pied dans la porte-tambour de l’UQAM en vociférant, avant de s’attaquer à l’une des publicités au mur. « C’est ce que je veux dire », soupire M. Chiunti avant de prendre son fils dans ses bras et de s’éloigner. « Tout va bien », lui murmure-t-il.

* Prénom fictif

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Matériel de consommation de crack

Qu’est-ce que le crack ?

Le crack est un dérivé de la cocaïne sous forme de cristaux, qui peut être fumé et provoque un sentiment de félicité. Il engendre une forte dépendance. La consommation de crack peut entraîner de la paranoïa, de la colère, de l’agressivité et des hallucinations, de même que des convulsions et des crises cardiaques.

Même les Hells Angels auraient déserté le secteur

Il n’y a pas que les commerces, tel Archambault, véritable institution de la rue Berri, qui quittent le secteur de la place Émilie-Gamelin ; même les Hells Angels auraient délaissé le quadrilatère, où pourtant, à une certaine époque, ils dirigeaient des réseaux organisés de trafic de crack et y faisaient des affaires d’or.

« Aujourd’hui, le trafic de drogues dans ce secteur, c’est moins clair, moins structuré et plus désorganisé », dit le commandant Simon-Luc Tanguay, patron de l’escouade Stupéfiants de la région sud du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), où se trouve la place Émilie-Gamelin.

PHOTO DOMINICK GRAVEL, ARCHIVES LA PRESSE

Édicule de la station Berri-UQAM près de la place Émilie-Gamelin

En 2011, un enquêteur du SPVM aujourd’hui retraité, Stéphan Cloutier, avait témoigné en cour et expliqué que les Hells Angels contrôlaient depuis 15 ans le trafic de crack dans le secteur délimité par les rues Sainte-Catherine et Saint-Hubert et le boulevard Saint-Laurent, alors surnommé « la dalle ».

Dans ce secteur et dans le Village gai, ils écoulaient 80 000 roches de crack par année, pour des profits de 2 millions, à l’époque.

Le trafic était alors bien structuré avec un « patron de compagnie », des employés de la sécurité chargés de protéger les vendeurs, des « pharmaciens » qui approvisionnaient les vendeurs, les vendeurs eux-mêmes et des « comptables » qui récupéraient les profits et comptaient les dollars.

Ce sont les membres des Syndicate, défunt gang de rue dont a fait partie Gregory Woolley, qui géraient le secteur de la place Émilie-Gamelin pour les Hells Angels, à l’époque.

Les Hells Angels ont changé leurs façons de faire depuis quelques années. Ils louent leur territoire à des trafiquants et perçoivent une taxe sur les kilogrammes de cocaïne ou la vente de drogue.

Le secteur de la place Émilie-Gamelin leur appartiendrait toujours, selon nos informations.

En 2021, les renseignements policiers avançaient que le secteur était encore géré par Jean-Philippe Célestin, un proche de Woolley, mais aujourd’hui, la situation serait moins claire.

« Actuellement, c’est beaucoup plus désorganisé et il y a beaucoup de gens qui trafiquent de façon indépendante pour consommer. Ça peut être aussi banal qu’un consommateur qui peut couper sa roche pour en vendre la moitié et reconsommer par la suite. Dire qu’il y a une structure comme à l’époque des Syndicate, avec un boss de rue, une chambre d’hôtel, un fournisseur, etc., on n’est plus dans cette ère-là, du moins selon ce qu’on voit », dépeint le commandant Tanguay.

Présence policière

Selon l’officier du SPVM, la pandémie de COVID-19 aurait grandement contribué à changer le portrait du secteur, tout comme l’ouverture de nouveaux locaux pour accueillir des personnes itinérantes, la fermeture de commerces et la rénovation de la station de métro Berri-UQAM.

Alors que certains témoignages et informations laissent entendre que depuis la pandémie, les vendeurs de crack changent continuellement, que le trafic et la consommation se sont étendus à la rue Saint-Hubert, entre le boulevard De Maisonneuve et la rue Sherbrooke, et qu’il y aurait davantage d’actes de violence dans le secteur de la place Émilie-Gamelin, le commandant Tanguay ne confirme pas ces informations.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Le commandant Simon-Luc Tanguay, du SPVM

Il affirme que deux évènements de coups de feu sont survenus dans ce secteur en 2022. L’un de ces deux évènements était lié au trafic de stupéfiants et trois suspects ont été arrêtés dans les jours suivants.

Il ajoute que 19 évènements impliquant des armes à feu se sont produits en 2022 sur tout le territoire du poste de quartier 21, y compris les possessions d’arme, sans décharge.

Les enquêteurs des Stupéfiants et de l’Équipe multisectorielle dédiée aux armes à feu (EMAF) de la région sud, qui relèvent du commandant Tanguay, ont été très occupés avec la lutte contre les armes à feu et les opioïdes depuis le début de la pandémie, mais leur patron assure que des opérations se font régulièrement dans le secteur de la place Émilie-Gamelin.

« Les actions sont constantes à Berri et sont menées autant par les équipes de stupéfiants spécialisées de la Division du crime organisé que par les patrouilleurs du poste de quartier 21 et ceux de l’unité métro. Il y a aussi toutes les équipes de soutien qui peuvent travailler en amont. Toutes nos équipes de prévention sont au courant et assurent une présence, comme les équipes de concertation communautaire et les projets avec les partenaires communautaires », assure le commandant.

« Quand ça dérange les citoyens, on s’y attaque. On va toujours travailler de façon à avoir la meilleure stratégie pour assurer la quiétude des citoyens », conclut M. Tanguay.

En savoir plus
  • 41 %
    Hausse depuis un an des crimes contre la propriété (vols et méfaits) sur le territoire du poste de quartier 21, qui couvre l’est du centre-ville. La moyenne est de 24 % à Montréal.
    Source : Données du poste de quartier 21 du Service de police de la Ville de Montréal
    16 %
    Hausse du nombre d’appels au 911 sur le territoire du poste de quartier 21. La moyenne est de 1 % à Montréal.
    Source : Données du poste de quartier 21 du Service de police de la Ville de Montréal