Les campements de fortune de sans-abri qui poussent depuis quelques années à Montréal pourraient devenir beaucoup plus difficiles à déloger pour les autorités.

C’est ce que laisse entrevoir un jugement rendu la semaine dernière par la Cour supérieure de l’Ontario, qui risque d’avoir des impacts partout au pays.

Le juge a rendu sa décision à la suite d’une requête de la municipalité de Waterloo, qui souhaitait expulser un groupe d’une cinquantaine de personnes en situation d’itinérance installées dans un terrain vague lui appartenant.

La réponse du magistrat est limpide : vous ne pouvez pas.

Si une ville est incapable de fournir assez de places d’hébergement à ses sans-abri, elle ne peut pas leur interdire de planter des tentes, dit-il en somme. Les évincer viole plusieurs droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés.

Les places en refuges manquent à Waterloo, mais aussi à Montréal, Québec et dans plusieurs autres villes de la province, comme l’a démontré le branle-bas de combat provoqué par la météo des derniers jours.

Après la vague de froid polaire de cette semaine, un été chaud se dessine sur le terrain (et devant les tribunaux).

Montréal est « préoccupé » par le jugement rendu en Ontario. La Ville a chargé ses avocats d’étudier les répercussions de cette décision dans la métropole, m’a-t-on confirmé au cabinet de la mairesse Valérie Plante.

Cette inquiétude est tout à fait compréhensible.

Depuis quelques années, des campements ont poussé – et été démantelés – dans plusieurs quartiers. En juin dernier, un groupe d’une dizaine de sans-abri a posé ses pénates pendant un mois sur un terrain appartenant au ministère des Transports, en bordure de la rue Notre-Dame Est, avant d’en être chassé.

C’était au moins la troisième fois qu’une opération « démantèlement » avait lieu dans ce secteur depuis 2020.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

Un campement a été réinstallé par des sans-abri rue Notre-Dame Est en mai 2022, avant d’être démantelé de nouveau.

J’ai parlé à plusieurs expertes qui estiment que le jugement ontarien pourrait faire école au Québec. D’autant qu’il vient confirmer – avec plus de poigne – des décisions déjà rendues ces dernières années en Colombie-Britannique.

L’un des éléments importants du jugement, c’est qu’il précise que les sans-abri n’ont pas à accepter de facto d’être logés dans n’importe quel refuge.

Plusieurs établissements refusent d’accueillir les gens en état d’ébriété ou drogués, les couples ou encore les propriétaires d’animaux, par exemple. Résultat : les sans-abri qui entrent dans ces catégories se sentent souvent mieux – ou plutôt moins mal – dans un campement de fortune, avec leurs pairs.

Selon le jugement ontarien, il faut que des places « véritablement accessibles » soient offertes dans des refuges pour que les autorités puissent démanteler un campement. Autrement dit, des places où les sans-abri ne craignent pas pour leur sécurité physique, un droit garanti par la Charte.

Ces places n’étaient pas disponibles à Waterloo et elles ne le sont pas toujours non plus à Montréal.

Il y a environ 1600 lits dans des refuges d’urgence dans la métropole, pour une population itinérante de plus de 3100 personnes, sans doute largement sous-évaluée.

Bien des sans-abri n’entrent dans aucune case, même lorsqu’une place est disponible sur papier. Cela fait bien des laissés pour compte pour qui le camping de fortune devient parfois la seule solution.

« Les gens pourront dire : j’ai droit à mon plan B, et mon plan B, en l’espèce, c’est l’organisation d’un camp », illustre Lucie Lamarche, professeure du département des sciences juridiques de l’UQAM.

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Le campement de fortune en bordure de la rue Notre-Dame Est, en novembre 2020

Comme à Waterloo, des groupes représentant les sans-abri pourraient se tourner vers les tribunaux à Montréal pour contester le démantèlement de futurs campements situés sur des terrains vacants. Leurs chances de succès paraissent bonnes, selon la professeure Christine Vézina, de la faculté de droit de l’Université Laval, coresponsable du Groupe d’étude en droits et libertés.

« Il y a fort à parier qu’en cas de contestation, la Cour supérieure arriverait à une conclusion similaire à celle de l’Ontario [et, précédemment, de la Cour d’appel de Colombie-Britannique] », m’a-t-elle indiqué.

Si Montréal étudie en ce moment les ramifications légales de la décision ontarienne, la Ville souligne aussi que les campements de fortune ne constituent aucunement une « solution » à l’itinérance. Ce jugement vient démontrer encore plus « l’urgence d’accélérer la création de logements sociaux », fait-on valoir au cabinet de la mairesse.

L’urgence est là, en effet, et les besoins sont gigantesques.

L’administration Plante prépare ces jours-ci ses demandes pour Québec en matière d’habitation en vue du prochain budget provincial. Elles seront corsées.

Le « grand minimum », me dit-on, serait de pouvoir créer chaque année 300 nouveaux logements sociaux destinés aux populations itinérantes.

On parle ici d’un type de logis adapté, par exemple, aux toxicomanes, aux femmes victimes de violence ou à ceux atteints de troubles mentaux. Sans compter les investissements requis pour financer les services spécialisés qui viennent avec.

Les demandes faites à Québec se calculeront en dizaines de millions de dollars. Et on ne parle ici que de celles de la Ville de Montréal.

À l’échelle provinciale, l’Union des municipalités vient de créer un comité voué spécifiquement à la question de l’itinérance, présidé par le maire de Québec, Bruno Marchand. Il chiffrera au cours des prochains mois la contribution financière des villes pour affronter la crise de l’itinérance.

Le montant promet là aussi d’être astronomique.

Tant le provincial que le fédéral seront appelés à débloquer des fonds pour créer des logements sociaux en tout genre, et il serait temps qu’ils répondent vraiment à l’appel.

La crise de l’itinérance ne fait plus aucun doute à Montréal. La détresse est partout dans la rue et le métro, bien visible, mais la situation commence aussi à perturber la vie des résidants de plusieurs quartiers centraux.

Mardi, j’écrivais une chronique sur la décrépitude du secteur autour de la station Berri-UQAM. Des dizaines de citoyens m’ont écrit pour me faire part de leur sentiment d’insécurité et dénoncer ce qu’ils perçoivent comme une inaction déplorable des autorités municipales.

L’angoisse est grandissante dans d’autres quartiers comme Mercier-Est, le Vieux-Montréal, Milton Parc…

Le défi de l’administration Plante sera énorme au cours des prochains mois. Elle devra en faire plus pour les populations itinérantes, avec des moyens encore insuffisants, et cajoler davantage les citoyens de ses quartiers centraux, qui sont nombreux à songer à quitter l’île de Montréal pour des pâturages moins gris.

Gros contrat.

Lisez la chronique « Décrépitude urbaine : double urgence à Berri-UQAM »