La station de l’île Bigras était-elle nécessaire ? Des résidants amers estiment que non. Et lancent un message à ceux de l’est de Montréal : « Battez-vous. »

Une station géante… pour 1000 habitants

Des résidants des Îles-Laval, où le Réseau express métropolitain (REM) érige, entre deux rangées de bungalows, une station surélevée, ont un message à faire passer à leurs concitoyens de l’Est : « Battez-vous ! Nous autres, il est trop tard. »

« Tout le monde aurait dû protester », lance Mario Mordente, un habitant de l’île Bigras, la plus grande île de ce petit archipel, qui doit vivre avec un énorme pilier de béton à huit mètres de sa maison. « Le REM, c’est comme un tracteur dans une garderie de poupons. »

Une fois achevée, la station Île-Bigras se dressera sur 11,3 mètres de haut et fera 80 mètres de long.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Structure du REM à deux pas de la cour d’un habitant de l’île Bigras

Il faut y aller pour voir à quel point cette structure est énorme par rapport au milieu sur lequel elle est posée, d’autant plus qu’elle sera peu utilisée. Les trois îles desservies par la station ne comptent que 1000 habitants, dont la majorité ne prendra pas le train tous les jours. La station ne pourra pas attirer d’autres voyageurs, parce que le territoire est pleinement occupé et qu’une autre station, à Sainte-Dorothée, qui dessert Laval, est à 1,2 kilomètre de distance.

Quelle sera la fréquentation de cette station ?

« Sur les 1000 habitants, il y en a 50 % qui restent à la maison ou qui vont à l’école », analyse Jean-Philippe Meloche, professeur à l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage de l’Université de Montréal. « Ils ne vont pas au centre-ville. Et dans l’autre 50 %, il y en a probablement la moitié qui ne sont pas des utilisateurs potentiels. Et dans les utilisateurs potentiels, il y en a beaucoup qui doivent aimer leur automobile et se dire que les transports en commun, ce n’est pas pour eux. »

Interrogé par La Presse, le porte-parole de CDPQ Infra, la filiale de la Caisse de dépôt qui agit comme maître d’œuvre du REM, précise que les prévisions d’achalandage sont de 850 embarquements par jour. Un nombre qui surprend, car il est similaire à ce que l’on projette à L’Île-des-Sœurs, qui compte 20 000 habitants, soit 20 fois plus qu’aux Îles-Laval.

Quant au coût de la station, CDPQ Infra affirme ne pas le connaître parce que le contrat englobe l’ensemble de la construction.

Une ancienne gare

Si le REM de l’Ouest comporte malgré tout une station dans l’île Bigras, c’est parce qu’il emprunte le tracé de l’ex-train de banlieue de Deux-Montagnes qui comptait une gare à cet endroit. Et que le maire de Laval, Marc Demers, voulait la conserver.

Puisque nous avions deux gares à proximité l’une de l’autre, Sainte-Dorothée et Île-Bigras, nous voulions garder ce service-là. Nous, notre mission, c’est de défendre les intérêts des citoyens et d’assurer les services qui étaient là.

Marc Demers, maire de Laval, à La Presse

CDPQ Infra défend aussi ce choix. « C’était important pour nous de maintenir cette station-là, dont les gens bénéficiaient depuis tant d’années », affirme son porte-parole, Jean-Vincent Lacroix.

Cette gare était cependant très discrète, comparativement à l’édifice en construction.

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Ce mur cache le chantier du REM chez un voisin de Suzanne Rémillard, qui demeure dans l’île Pariseau, contiguë à l’île Bigras.

« Avant, on appelait ça une gare, mais c’était un arrêt d’autobus », rappelle Suzanne Rémillard, qui demeure à quelques minutes de marche de la station, rue Mistral, dans l’île Pariseau, contiguë à l’île Bigras.

L’insulaire est aux premières loges pour observer la transformation du quartier : le REM passe carrément dans sa cour, sur la limite de son terrain, où un grand mur de soutènement a été dressé.

En 2024, à la mise en service, les trains rouleront toutes les 5 minutes pendant les heures de pointe et toutes les 15 minutes hors pointe, 20 heures sur 24, sept jours sur sept.

Mme Rémillard déplore non seulement la coupe d’arbres matures qui la prive de son intimité, mais aussi le manque d’information de CDPQ Infra.

On nous promettait des réunions et il n’y avait pas de réunions. On était rendus en mars et on n’avait aucune nouvelle. Moi, j’ai commencé à faire des pressions, j’ai appelé. Et finalement, j’ai su que, contrairement à ce qu’ils nous avaient promis, ils enlevaient la clôture et coupaient tous les arbres.

Suzanne Rémillard, résidante des Îles-Laval

Il y a un an, à l’automne 2020, Mme Rémillard a cogné aux portes de ses voisins pour les alerter et faire front commun.

« Jusqu’à récemment, on nous tenait au courant des travaux une fois par semaine, dit-elle. Mais depuis presque deux mois, on n’a rien. Ce qui arrive, c’est qu’il n’y a pas moyen de savoir qui est en charge chez NouvLR [équipe de construction] et au REM. Un dit une chose et l’autre le dédit. Donc, on ne sait jamais. On est les derniers à apprendre ce qui se passe. »

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Éric Théoret, résidant des Îles-Laval

Son voisin Éric Théoret ajoute : « Je suis super heureux pour ceux qui sont de l’autre bord de la rue. Mais, moi, c’est certain que ma maison ne prend pas de valeur. »

Les citoyens des Îles-Laval ne sont pas tous pénalisés par l’arrivée du REM. Bien au contraire. Nombre d’entre eux vont profiter de ce projet de plus de 7 milliards de dollars, qui reliera le centre-ville de Montréal à la Rive-Sud, à la banlieue nord, aux municipalités de l’Ouest-de-l’Île ainsi qu’à l’aéroport Montréal-Trudeau. Le temps de parcours sera de 27 minutes pour aller au centre-ville à partir de la station Île-Bigras. Un gain de trois minutes par rapport au train de banlieue de la ligne de Deux-Montagnes. Mais il y aura de 4 à 12 fois plus de trains à l’heure.

En revanche, ceux qui habitent aux abords de la future station ont souvent l’impression d’assumer un coût de ce train automatisé sur rail.

Inquiétudes

Mario Mordente a racheté de son père la maison dans laquelle il a vécu plus jeune. Depuis le début des travaux, il ne décolère pas.

« Entre le coin de ma maison et le pilier de béton du REM, il y a 25 pieds », calcule-t-il, en montrant une immense poutre du nouveau pont ferroviaire double qui va enjamber la rivière des Prairies, vers Laval.

N’aurait-il pas été préférable de l’exproprier ? « On n’a pas de marge de manœuvre aléatoire avec le principe de l’expropriation, répond le porte-parole de CDPQ Infra. Il faut que ça soit justifié par le projet. Dans ce cas-ci, ça a été dûment regardé et ça n’a pas été évalué comme justifiable d’exproprier l’ensemble de sa propriété. »

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Le REM passera dans la cour de Mario Mordente, dans l’île Bigras.

Pour tout le REM de l’Ouest, qui comprend 27 stations sur 67 km, seulement 13 maisons ont été expropriées.

De son côté, M. Mordente n’est pas sûr de vouloir partir, mais il veut être dédommagé.

« Je suis ici depuis longtemps. L’île, c’est un coin à part. Il n’y a pas de circulation. Il n’y a pas de trafic ni vraiment de criminalité. Je paierais le double pour retrouver ce milieu de vie là ailleurs. Mais j’en ai là ! », fait-il, la main au-dessus de la tête.

L’homme, père d’un garçon de 4 ans, se questionne aussi sur la sécurité, lorsque les trains rouleront à une fréquence élevée, sans conducteur.

« Quand il va y avoir des dizaines de trains qui vont passer, est-ce qu’il peut y avoir un accident, est-ce qu’il peut y avoir un déraillement ? s’inquiète-t-il. On ne me répond pas. Le ministère des Transports ne me répond pas. On m’envoie au REM. Le REM m’envoie à la Ville de Laval qui m’envoie au REM, et j’ai fait le tour. »

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Superficie, en acres, des Îles-Laval. Le territoire est développé à 95 %.

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Nombre d’îles de l’archipel des Îles-Laval : Bigras, Pariseau, Verte et Ronde

Les leçons de l’île Bigras

S’il y a une différence entre les débats qui ont entouré le développement du REM de l’Ouest et ceux qui portent sur le REM de l’Est, c’est que les gens de l’Est voient ce qui se passe dans l’Ouest, selon des experts et des acteurs interrogés par La Presse.

Le projet de la Caisse de dépôt et placement, présenté il y a cinq ans comme le plus gros projet de transports en commun des 50 dernières années, avait récolté un appui quasi unanime. Mais pour le deuxième projet, les réactions sont plus vives et la réception est moins enthousiaste.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Des maisons de la rue Gaspé à Dollard-des-Ormeaux sont situées tout près des structures de béton du REM de l’Ouest et de la future station Sunnybrooke.

Le cas de l’île Bigras illustre, à petite échelle, plusieurs écueils qui viennent avec un projet de cette taille.

Pour le REM de l’Ouest, « on a passé par-dessus toutes les étapes normales de planification », rappelle Jean-Philippe Meloche, professeur à l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage de l’Université de Montréal.

« Ça ne s’est vraiment pas fait dans les règles de l’art, mais c’était rapide et c’était du transport en commun dans une ville qui, depuis très longtemps, n’avait pas eu de projet de transport en commun. Donc, tout le monde a un peu fermé les yeux sur le processus. On s’est dit : on le sait que ce n’est pas correct comme processus, mais le résultat est excitant. »

Avec le REM de l’Est, il y a une courbe d’apprentissage, poursuit-il. « On voit les infrastructures que ça donne. On s’attendait à un train invisible, mais il n’est pas invisible, le train. »

François Pépin, président de Trajectoire Québec, partage cet avis. « Il y a prix à payer et prix à payer. Pour le REM de l’Ouest, on ne sent pas que CDPQ Infra a fait tous les efforts qu’il fallait pour avoir une intégration harmonieuse ou amoindrir les impacts négatifs. Donc, pour le REM de l’Est, c’est très inquiétant parce que ça traverse encore plus des milieux habités. »

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Maison de la rue Gaspé, à Dollard-des-Ormeaux,
près de la structure du REM

Près de la station Sunnybrooke, à Dollard-des-Ormeaux, le REM passe aussi très près d’un quartier résidentiel.

À la vitesse de l’éclair

Plusieurs informations fournies par la Caisse de dépôt au début du projet se sont révélées « plus ou moins véridiques », observe Jean-Philippe Meloche. « On ne fermera pas le train Deux-Montagnes, on va pouvoir le garder ouvert. Ah, finalement, il ne va pas être ouvert. Ah, le tunnel, on va le récupérer rapidement. Ah, non, finalement, il faut travailler dedans », cite-t-il.

Toutes ces choses-là qu’on nous a dites : “Ne vous en faites pas, ça va être beau”, on s’aperçoit que ce n’est pas vrai. Donc, là, quand la Caisse dit : “Vous allez voir, on va rentrer de manière aérienne dans le centre-ville, ça va être cute”, les gens regardent dans l’Ouest et disent : “Comment voulez-vous que ça soit cute ? On a vu ce que vous faites et vous n’êtes pas capables.”

Jean-Philippe Meloche, professeur à l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage de l’Université de Montréal

En 2016, le maire de Laval, Marc Demers, était un des rares à faire entendre une note discordante dans le concert d’éloges émis par les municipalités, lors des audiences du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) sur ce projet de transport collectif.

« Je pense que le projet du REM se fait à la vitesse de l’éclair, dit-il. Peut-être qu’on aurait pu prendre un petit peu plus de temps pour le faire. »

Densification

Un autre problème soulevé par les observateurs est celui de l’aménagement du territoire.

Dans les Îles-Laval, où vivent 1000 personnes, la nouvelle station risque de provoquer un deuxième « dérangement », après celui des travaux, croit Jean-Philippe Meloche.

« Faire une gare qui coûte ce prix-là dans l’île Bigras pour les quelques citoyens de l’île, ça n’a pas de sens sur le plan économique, affirme-t-il. Mais du moment où on fait une station, on peut demander si le développement actuel de l’île est adéquat par rapport au niveau de services fournis. S’il est inadéquat, ça voudrait dire qu’à terme, il ne faudrait pas juste modifier la gare, mais modifier l’île au complet. »

M. Meloche s’attend à ce que des promoteurs veuillent acheter des propriétés pour les démolir et construire des immeubles en hauteur, « qui vont mieux s’intégrer à la station » de l’île Bigras. Cela ne se fera sans doute pas du jour au lendemain, mais « dans 10, 15 ou 20 ans, dit-il, ça va devenir un peu grossier d’avoir des stations de REM, comme ça, dans des milieux de maisons unifamiliales ».

Pour ce faire, il faudrait toutefois changer le zonage de l’île Bigras qui est presque exclusivement résidentiel. Seules des habitations unifamiliales y sont autorisées, sauf pour un parc et une église. Actuellement, aucun immeuble en hauteur ne pourrait y être construit.

Le maire Demers admet que la densification des secteurs situés près des stations de service de transport lourd est encouragée par la Communauté métropolitaine de Montréal (CMM). « Mais à l’île Bigras, ce n’est pas prévu pour l’instant, assure-t-il. Et la personne qui habite dans son bungalow depuis 30 ans, il n’y a personne qui peut la forcer à vendre ça. »