L’intelligence artificielle (IA) génère du texte, des images, des réponses… et une empreinte environnementale considérable. En se donnant pour mission de chiffrer et d’exposer cet impact, la chercheuse montréalaise Sasha Luccioni a récemment mérité une place au prestigieux classement des 35 innovateurs de moins de 35 ans du magazine MIT Technological Review. Rencontre.

« Chaque fois que tu utilises ChatGPT, tu utilises de l’énergie. Ça roule quelque part, ce n’est pas magique. Je passe mon temps à dire ça ! », lance la scientifique de 33 ans, rencontrée durant l’intense vague de chaleur du début d’octobre.

Arrivée au Canada à l’âge de 4 ans lorsque ses parents ont quitté l’Ukraine, Sasha Luccioni a grandi à Toronto. Elle a ensuite fait des études supérieures à Paris (Sorbonne et École normale supérieure), durant lesquelles elle a aussi vécu en Corée du Sud et en Argentine. Le doctorat en informatique cognitive de l’UQAM, dont elle appréciait l’aspect multidisciplinaire, l’a attirée à Montréal ; la ville l’a retenue.

C’est un endroit magnifique pour faire de l’IA. On a moins de stress que, par exemple, dans la Silicon Valley, mais la rigueur y est. C’est vraiment un environnement ou une intention qui n’existe pas ailleurs.

Sasha Luccioni, qui évoque également le positionnement de Montréal dans l’innovation responsable

Son identifiant sur le réseau social X, @SashaMTL, témoigne de son enthousiasme. Ceux qui suivent ses statuts sur l’IA peuvent aussi y voir des photos d’Espace pour la vie, qu’elle fréquente assidûment en famille, ou d’un boisé d’Anjou où elle se rend observer les insectes avec ses filles de 6 et 8 ans.

PHOTO TIRÉE DU RÉSEAU X

Photo de Sasha Luccioni générée par intelligence artificielle.

La chercheuse est aujourd’hui responsable climat pour Hugging Face, une jeune pousse établie à New York qui offre des dizaines de milliers de modèles d’IA en source ouverte que les utilisateurs peuvent adapter à leurs besoins, pour répondre aux questions des clients, par exemple.

Or, tous les outils à base d’IA n’ont pas le même impact. Pour entraîner de grands modèles de langage comme ChatGPT, il faut faire rouler des processeurs graphiques durant des millions d’heures, ce qui peut générer jusqu’à 500 tonnes d’équivalent dioxyde de carbone (t éq. CO2), a estimé l’équipe de Mme Luccioni. Cette première tentative d’estimer l’empreinte carbone d’un grand modèle de langage en tenant compte de plusieurs sources d’émissions a été largement remarquée. Même le modèle le plus sobre de l’échantillon a nécessité autant d’énergie que pour alimenter un foyer américain moyen pendant 41 ans, a signalé l’institut Stanford HAI dans son État de l’IA 2023, qui citait les travaux de Mme Luccioni.

Vers un Energy Star de l’IA

La scientifique montréalaise développe maintenant une cote de consommation énergétique, « un genre d’Energy Star » pour les modèles d’IA.

« L’idée, c’est de dire : “Tu veux générer du texte ? Voici tes options.” Et aussi pour chaque tâche, parce que certaines sont plus énergivores, comme la génération d’images. »

Mais plusieurs géants, comme OpenAI, Microsoft ou Google, ne publient pas les données permettant de calculer et de révéler leur empreinte, s’indigne Mme Luccioni.

« Imagine si ChatGPT te disait que tu as émis cinq kilos de carbone aujourd’hui ! Ou que tu as émis 10 tonnes de carbone parce que ça fait 500 fois que tu demandes une anecdote ! Mais comme ils ne donnent pas d’information, on ne le sait pas… »

Sans compter la fabrication des processeurs graphiques, qui exige non seulement de l’énergie, mais aussi des métaux rares et de l’eau purifiée. Le plus gros fournisseur de l’IA, Nvidia, ne divulgue pas toutes les émissions indirectes dont il est responsable, a dénoncé la chercheuse en entrevue à l’agence Bloomberg.

Ses propos sur l’impact climatique de l’IA, et sur d’autres enjeux éthiques comme les biais raciaux et la chosification des femmes, ont d’ailleurs été cités dans plusieurs grands médias américains et européens.

[Sasha Luccioni] a fait un bien immense en mettant en lumière des problèmes auxquels beaucoup de multinationales technos préféreraient ne pas penser.

David Rolnick, professeur à l’Université McGill et cofondateur de Climate Change AI, qui a lui-même figuré au classement du MIT Technological Review il y a deux ans

L’intelligence artificielle peut aussi aider les écologistes, les scientifiques et les décideurs, par exemple dans l’identification des risques d’inondation et le suivi de la biodiversité, et avec des outils généralement beaucoup moins lourds qu’un grand modèle de langage comme ChatGPT, souligne le professeur David Rolnick.

Mme Luccioni rêve d’ailleurs de produire une exposition interactive pour Espace pour la vie, le complexe muséal qui comprend notamment le Biodôme, le Jardin botanique et l’Insectarium.

« On peut utiliser [l’IA] comme appât, comme connexion pour mener les gens, non pas à ChatGPT, mais à de la nature. »

Elle donne l’exemple d’une photo de son visage recomposé en papillons, une image générée dans le cadre d’une démonstration réalisée par son employeur. Un outil de ce type pourrait servir de porte d’entrée pour « faire connaître davantage une espèce, comme le papillon monarque » ou donner des informations sur un insecte, fait-elle valoir.

Voyez les 35 Innovators Under 35 (en anglais) Consultez l’État de l’IA 2023 de l’institut Stanford HAI (en anglais) Voyez l’article de Sasha Luccioni dans le Journal of Machine Learning Research (en anglais)