Grâce à un citoyen désireux de voir sa terre servir à la relève plutôt qu’à la spéculation, la Ville de Boisbriand lancera bientôt un incubateur agricole pour aider de nouveaux maraîchers à se lancer en production. Aperçu de ce projet de 3 millions de dollars visité par La Presse.

(Boisbriand) « Je ne voulais pas remettre ça à un agent d’immeubles »

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François Thinel, devant la terre agricole qu’il a vendue à la Ville de Boisbriand, en compagnie de Denis LeChasseur, directeur du service d’urbanisme

En cette journée de printemps frisquet, la terre défrichée par François Thinel derrière son ancienne maison du chemin de la Côte Sud, à Boisbriand, est encore dénudée. Elle ne le restera pas longtemps. Bientôt, la Ville y sèmera de l’engrais vert puis une prairie permanente, afin de préparer le sol à accueillir ses premiers maraîchers l’an prochain.

« Je ne voulais pas remettre ça à un agent d’immeubles », souligne M. Thinel.

L’homme d’affaires avait acquis cette propriété de 31 hectares en 2003 avec l’idée d’en faire une petite entreprise agricole à sa retraite. Restée longtemps en friche, cette « terre de roches », comme il s’en trouve beaucoup à Boisbriand, lui a demandé des années de travail. Il a aménagé des chemins, amené les services pour installer des serres, et beaucoup défriché. Des problèmes de santé ont malheureusement eu raison de son projet de retraite. À la fin de 2018, il a offert à la Ville de lui vendre la propriété, à condition qu’elle serve à aider des producteurs de la relève.

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François Thinel, devant un mur de pierres qu’il avait ramassées lui-même dans ses champs. La Ville est en train d’aménager son ancienne maison pour y loger son service d’environnement.

La municipalité, dont la pépinière occupe les champs voisins, était emballée. Mais on ne crée pas un incubateur en criant « râteau ! » : après plus de trois ans, le projet est en train de sortir de terre.

La FAB

Pour s’assurer que le projet survive aux changements d’administration, le conseil municipal a créé une fiducie d’utilité sociale indépendante, la Fiducie agricole Boisbriand (FAB). La Ville y a transféré la propriété, payée 1,8 million de dollars, et 1 million supplémentaire en fonds de démarrage. M. Thinel, qui avait accepté de vendre au prix déterminé par un évaluateur indépendant en 2018, donc avant la surenchère pandémique, a aussi fait un don de 200 000 $ à la fiducie.

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Christine Beaudette, mairesse de la Ville de Boisbriand, sur le site de la pépinière municipale, voisin de la terre qui accueillera l’incubateur agricole (en arrière-plan).

La fiducie va permettre d’offrir une occasion à de jeunes agriculteurs de pouvoir vivre de leur culture, et d’avoir des débouchés locaux.

Christine Beaudette, mairesse de Boisbriand

Environ 18 hectares de la propriété sont actuellement cultivables. Combien de maraîchers pourront en louer une parcelle, et durant combien d’années ? Les modalités seront déterminées par la FAB, qui se dotera bientôt d’un conseil d’administration et d’un plan stratégique. Des organismes comme le Centre d’innovation sociale en agriculture (CISA) du cégep de Victoriaville et le service de maillage L’Arterre ont été consultés.

La création de la fiducie pourrait inciter d’autres propriétaires à céder des terres zonées agricoles, espère la mairesse. « Ça va envoyer des signaux à certains spéculateurs qu’ils perdent peut-être leur temps à garder leur parcelle de terrain en espérant qu’elle puisse être dézonée un jour ! »

La Ville a d’ailleurs commencé à taxer les terres agricoles non exploitées, au taux de 0,01 $ par mètre carré cultivable, avec un minimum de 200 $ pour celles de moins de 20 000 m². En 2022, 84 propriétés ont été soumises à cette redevance.

Le Boisbriand agricole

Situé dans la couronne nord de Montréal, au carrefour des autoroutes 13, 15 et 640, Boisbriand est davantage connu pour ses parcs industriels et ses quartiers de banlieue que pour son agriculture. Pourtant, 44 % de sa superficie terrestre est en zone agricole protégée. Plusieurs de ces terres appartiennent toutefois à des investisseurs qui souhaitent plus y faire pousser du béton que des potirons.

« On est rendu ailleurs », prévient le directeur de l’urbanisme, Denis LeChasseur, en évoquant les préoccupations d’environnement, de changements climatiques et de sécurité alimentaire amplifiées par la pandémie et la guerre en Ukraine.

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Denis LeChasseur, directeur du service d’urbanisme de Boisbriand depuis bientôt 30 ans

C’est là qu’on réalise qu’il y a des terres à côté de chez nous qui pourraient être cultivées. L’agriculture, pour moi, c’est une évidence.

Denis LeChasseur, directeur du service d’urbanisme de Boisbriand

Une évidence qui exige cependant de la patience, comme M. LeChasseur en a fait l’expérience avec la terre agricole de 38 hectares voisine de celle de M. Thinel. Quand la Ville s’y est intéressée, elle était morcelée en 300 lots privés, non cultivés mais cadastrés, futures rues résidentielles incluses. Pour pouvoir procéder à l’expropriation, il a fallu retrouver chacun des propriétaires, certains jusqu’en Colombie-Britannique et en Europe.

La Ville a finalement remembré la terre et y a établi sa pépinière, qui est devenue une pépinière de projets verts.

  • Boutures de saules (au premier plan) et semis destinés au potager d’un organisme d’entraide alimentaire, à la pépinière municipale de Boisbriand

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    Boutures de saules (au premier plan) et semis destinés au potager d’un organisme d’entraide alimentaire, à la pépinière municipale de Boisbriand

  • Le jardin communautaire d’une quarantaine de places installé sur le site de la pépinière municipale de Boisbriand

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    Le jardin communautaire d’une quarantaine de places installé sur le site de la pépinière municipale de Boisbriand

  • Linda Grenier, chef de division, environnement, Alain Lamont, contremaître de la pépinière, et Denis LeChasseur, directeur du service d’urbanisme, derrière une haie de saules cultivés à la pépinière de la Ville de Boisbriand

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    Linda Grenier, chef de division, environnement, Alain Lamont, contremaître de la pépinière, et Denis LeChasseur, directeur du service d’urbanisme, derrière une haie de saules cultivés à la pépinière de la Ville de Boisbriand

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« C’est tout un terrain de jeux », s’enthousiasme le contremaître, Alain Lamont, en montrant la zone d’un hectare où les 160 pommiers, pruniers, poiriers et cerisiers du nouveau verger de type forêt nourricière seront plantés en mai. Des nichoirs pour attirer les oiseaux qui aideront à contrôler les insectes attendent dans les bâtiments, près des semis destinés au futur potager d’un organisme d’entraide alimentaire. Le site comprend aussi un jardin communautaire d’une quarantaine de places.

La pépinière produit également érables, tilleuls, ginkgo et autres catalpas pour la Ville, ainsi qu’un nombre considérable de saules, une culture développée en partenariat avec l’Institut de recherche en biologie végétale de Montréal. « J’aime bien en mettre dans des zones qui ne sont pas belles », résume Linda Grenier, chef de division, environnement. Ces végétaux à croissance rapide sont utilisés comme écrans, ainsi que comme paillis.

Forestia en suspens

La demande de dézonage controversée faite par Boisbriand pour le projet Le Quartier Forestia en 2019 est toujours dans les limbes.

La Commission de protection du territoire agricole du Québec (CPTAQ) avait estimé, dans une orientation préliminaire, que ce dézonage de 139 hectares de terres agricoles pour construire 5000 habitations devrait être refusé, en citant notamment l’avis défavorable de la Communauté métropolitaine de Montréal (CMM). Le promoteur avait alors envoyé une mise en demeure à la CMM, avait révélé La Presse en juin 2020.

« Le dossier a été suspendu temporairement à la demande des représentants de la Ville de Boisbriand et du promoteur » depuis mai 2021, indique-t-on à la CPTAQ.

« Pour nous, présentement, ce n’est pas une priorité », a indiqué la mairesse Beaudette mardi, en précisant que le conseil municipal en place depuis les élections de l’automne dernier ne s’était pas penché sur la question. « Est-ce que ce qui nous a été présenté il y a quelques années et ce qui nous serait présenté aujourd’hui seraient la même chose ? Je n’en suis pas convaincue. »

Quant à la mise en demeure, elle n’a pas eu de suites, a fait savoir la CMM.

Des terres de plus en plus chères

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À gauche, la terre vendue par François Thinel pour créer un incubateur à Boisbriand. À droite, la pépinière municipale.

Déjà en augmentation depuis 35 ans, la valeur moyenne des terres agricoles au Québec a bondi de 10 % l’an dernier, a récemment révélé Financement agricole Canada. Une hausse durement ressentie par ceux qui cherchent à s’établir en agriculture.

Le boom immobilier de la pandémie a encore augmenté la pression – en particulier sur les propriétés de type fermette, constate l’organisme Arterre, qui réalise des maillages entre des aspirants agriculteurs et des propriétaires qui souhaitent vendre ou louer.

On a perdu quelques propriétés, surtout dans les régions en périphérie de Québec et de Montréal, où certaines sont passées à une vocation résidentielle.

Benoît Curé, coordonnateur d’Arterre

Des propriétaires qui avaient contacté Arterre ont augmenté leur prix en fonction du marché, ou accepté une offre plus élevée. M. Curé dit comprendre que des personnes en fin de carrière veuillent maximiser leur gain, et refuse de leur jeter la pierre. Selon lui, il faut plutôt s’interroger collectivement.

« Qu’est-ce qu’on veut comme agriculture, et qu’est-ce qu’on se donne comme moyens pour garder la vocation agricole des terres ? »

Voyez un exemple de maillage réalisé par Arterre

Les incubateurs se multiplient

Pour ceux qui veulent se lancer dans la production, le passage par un incubateur agricole, qui fournit non seulement une terre en location, mais aussi un accompagnement et des services, peut être une bonne porte d’entrée.

PHOTO FOURNIE PAR PIERRE OLIVIER OUIMET

Pierre Olivier Ouimet, chargé de projet en recherche au Centre d’innovation sociale en agriculture (CISA) du cégep de Victoriaville

Depuis 2017, il y a une vague, beaucoup de nouveaux projets.

Pierre Olivier Ouimet, chargé de projet en recherche au Centre d’innovation sociale en agriculture (CISA)

Il a recensé 16 incubateurs agricoles en activité, et une dizaine en projets, dont celui de Boisbriand. Les incubateurs québécois viennent d’ailleurs de créer un regroupement, Réseau Racines, dont le nom et le logo ont été dévoilés récemment par le CISA, qui soutient la démarche.

IMAGE FOURNIE PAR LE CISA

Le nom et le logo de Réseau Racines ont été dévoilés récemment par le CISA.

Les structures sont très variées. Certains utilisent des terres municipales (Ville, MRC), d’autres en possèdent, ou en louent de propriétaires privés.

L’incubateur de L’Ange-Gardien, en Outaouais, un des pionniers au Québec, a accueilli 43 projets de maraîchage biologique sur des terres municipales depuis 2010.

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Aurélie Boyer, chargée de projets à la Table agroalimentaire de l’Outaouais

« On travaille à mettre en place un réseau régional », précise Aurélie Boyer, chargée de projets à la Table agroalimentaire de l’Outaouais. Trois autres incubateurs, dans les MRC de Papineau, de Pontiac et de La Vallée-de-la-Gatineau, prévoient d’accueillir leurs premiers candidats dès l’an prochain, pour des projets d’agroforesterie (acériculture, champignons, forêt-jardin), d’élevage et de petits fruits.

Les incubés peuvent relouer durant quelques années, le temps d’être prêts à voler de leurs propres ailes.

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Émilie Gendron, coordonnatrice de l’incubateur Les Terres du possible dans la MRC des Chenaux, en Mauricie

Dans leurs cinq premières années, ils vont avoir acquis une clientèle, peaufiné leurs pratiques culturales et développé un plan d’affaires et une stratégie de mise en marché. Ça fait partie de l’accompagnement qu’on propose à la MRC.

Émilie Gendron, coordonnatrice de l’incubateur Les Terres du possible dans la MRC des Chenaux, en Mauricie

Les incubés ne deviennent cependant pas tous agriculteurs. Au Centre d’initiatives en agriculture de la région de Coaticook, qui exploite un incubateur depuis 2009, le directeur général considère que son plus bel exemple est…. un échec. Un couple très motivé, qui avait obtenu d’excellents résultats dès sa première saison et avait les moyens d’acheter une terre, a conclu au bout d’un an que ce n’était pas une vie pour lui. « C’est aussi à ça que sert un incubateur : à venir tester sa volonté et son plan d’affaires », souligne Anthony Laroche.

Sauf que même avec la meilleure volonté du monde, des incubés prêts à se lancer sont freinés par les prix des terres. « Ça crée une barrière à la sortie », note M. Ouimet. Des incubateurs ont d’ailleurs commencé à prolonger des séjours pour donner le temps aux jeunes entrepreneurs de se trouver une terre.

L’incubateur Les Terres du possible, qui a accueilli ses premiers producteurs en Mauricie l’an dernier, a toutefois senti une mobilisation du milieu autour de son projet. « Il y a déjà des citoyens de la MRC qui nous ont contactés en disant qu’ils avaient une terre », s’enthousiasme Mme Gendron. La MRC a aussi entrepris de repérer des terres en friche, et de contacter des propriétaires susceptibles d’accepter de vendre ou de louer à long terme.