Les calmars abondent maintenant dans les eaux du golfe du Saint-Laurent. Une pêche commerciale serait même possible. Mais cette abondance est aussi un mauvais présage : elle indique clairement que les eaux se réchauffent, conséquence du dérèglement climatique.

Un petit mollusque côtoie de plus en plus la crevette nordique, le flétan et la morue, dans les eaux du golfe Saint-Laurent. Un calmar à courtes nageoires, l’encornet rouge nordique, est plus abondant, constatent les scientifiques de Pêches et Océans Canada.

« On observe une augmentation depuis quelques années », indique la biologiste marine Marie-Julie Roux, chercheuse scientifique à l’Institut Maurice-Lamontagne, un centre de recherche fédéral en sciences de la mer situé à Mont-Joli, dans le Bas-Saint-Laurent. D’autres indicateurs témoignent aussi de cette abondance, comme des observations de calmars échoués sur les plages des Îles-de-la-Madeleine depuis deux ou trois ans, indique-t-elle.

PHOTO CLAUDE NOZÈRES, FOURNIE PAR PÊCHES ET OCÉANS CANADA

Encornet rouge nordique (illex illecebrosus)

La présence de l’encornet rouge nordique dans les eaux du Saint-Laurent n’est pas nouvelle en soi, c’est plutôt l’abondance de ce calmar, dont la durée de vie est d’environ un an, qui suscite l’étonnement. Il effectue de grandes migrations pour se nourrir, de la Floride au Labrador, mais rejoint ensuite son aire de reproduction située au large de la Caroline du Nord et de la Caroline du Sud.

Or, les scientifiques de Pêches et Océans Canada ont capturé ces dernières années dans le golfe du Saint-Laurent des « individus matures, prêts à se reproduire », explique Marie-Julie Roux.

C’est intrigant ; ça pourrait indiquer que l’espèce est non seulement favorisée par les conditions locales, mais qu’elle est en train de bouger sa distribution vers le nord.

Marie-Julie Roux, de l’Institut Maurice-Lamontagne

Réchauffement des eaux

« Il y a clairement un lien avec les changements climatiques. » L’abondance de calmars dans le golfe du Saint-Laurent « corrobore l’augmentation de la température de l’eau en profondeur » observée depuis 10 ans, affirme Marie-Julie Roux.

Cette augmentation est « liée à un apport beaucoup plus grand du Gulf Stream », ce courant océanique chaud qui régule le climat de l’Atlantique, explique la chercheuse, spécialiste de l’écologie des pêches et de l’impact du changement climatique sur les pêches.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Vue aérienne du golfe du Saint-Laurent

« Ce qui est inquiétant, c’est la baisse d’oxygène qui accompagne l’augmentation de la température de l’eau, et ça, c’est nuisible à toutes les espèces », dit-elle, expliquant que l’eau du Gulf Stream est plus faible en oxygène que les eaux froides provenant de l’Arctique.

La baisse en oxygène a un impact négatif pour toutes les espèces, c’est quelque chose qui a été observé ailleurs avec des conséquences catastrophiques, notamment dans la mer Baltique. Ce n’est pas une tendance qui a des aspects positifs.

Marie-Julie Roux, de l’Institut Maurice-Lamontagne

Prédateur vorace

La présence de calmars « peut avoir des impacts assez fondamentaux sur les écosystèmes », indique Marie-Julie Roux. D’un côté, ils sont une source de nourriture pour certaines espèces, comme le flétan, mais ce sont aussi « des prédateurs très, très voraces », explique la biologiste marine, précisant qu’ils se nourrissent de capelans, de crevettes et de morues juvéniles.

Une pression supplémentaire de prédation pourrait avoir un effet important sur ces espèces, dit-elle. Il est difficile d’avoir un portrait précis de la situation, puisque les calmars capturés jusqu’à maintenant l’ont été avec un outil servant à mesurer l’abondance d’autres espèces, mais les données récoltées depuis 2018 dans le cadre d’un programme consacré au calmar et lancé par la chercheuse commencent à être analysées, ce qui devrait permettre d’en apprendre davantage.

Pêche possible

Si le calmar abonde dans le Saint-Laurent, il faudrait le pêcher, lance Sandra Gauthier, directrice générale du musée Exploramer de Sainte-Anne-des-Monts. C’est la fondatrice du programme Fourchette bleue, qui fait la promotion des espèces marines d’ici.

« Est-ce qu’on peut manger nos calmars pêchés dans nos eaux à nous, par nos pêcheurs à nous, transformés dans nos usines à nous ? », lance-t-elle, déplorant que les Québécois mangent des produits de la mer importés, tandis que « 80 % de ce qu’on pêche dans le Saint-Laurent est exporté ».

PHOTO CLAUDE NOZÈRES, FOURNIE PAR PÊCHES ET OCÉANS CANADA

Encornets rouges nordiques (illex illecebrosus)

Le Québec a importé l’an dernier 1271 tonnes de calmars congelés, essentiellement de Chine et de Thaïlande, et 30 tonnes de calmars frais, essentiellement de la côte est des États-Unis, montrent les données de Statistique Canada pour les 11 premiers mois de l’année.

On a des produits haut de gamme qui viennent du Saint-Laurent, en eaux froides, qui ont des chairs plus fermes, plus goûteuses, plus sucrées, contrairement aux produits d’eau chaude, plus fades.

Sandra Gauthier, DG du musée Exploramer

Il n’y a aucune pêche commerciale de calmar à l’heure actuelle dans le golfe du Saint-Laurent, mais elle serait possible, affirme Pêches et Océans Canada. « Les scientifiques qui ont fait l’évaluation des stocks nous disent qu’on pourrait pêcher, de manière durable, jusqu’à 34 000 tonnes de calmars par année » sur la côte est canadienne, dans les Grands Bancs de Terre-Neuve et le golfe du Saint-Laurent, a déclaré à La Presse Antoine Rivierre, agent régional principal à la gestion de la ressource pour le Québec.

Pêcheurs absents

Il y a 15 permis de pêche au calmar toujours valides au Québec, tous aux Îles-de-la-Madeleine, et tous inactifs, selon Pêches et Océans Canada.

« On appelle ça des permis dormants », indique Mario Déraspe, président de l’Association des pêcheurs propriétaires des Îles-de-la-Madeleine, qui ignore à qui appartiennent ces permis, dont l’existence lui a été révélée par La Presse.

« Ça doit faire 40 ans qu’on ne pêche plus ça, aux Îles », lance-t-il.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Homardiers revenant à quai aux Îles-de-la-Madeleine

Car il fut une époque où l’on pêchait effectivement le calmar, dans le golfe du Saint-Laurent – les données de l’Organisation des pêches de l’Atlantique nord-ouest (OPANO) montrent de fortes prises dans le golfe, du milieu des années 1970 au début des années 1980. Une abondance liée à un réchauffement temporaire des eaux, selon une étude publiée en 2000 dans le Journal of Marine Science.

Mon père pêchait ça, mais ça ne se vendait pas, il prenait ça comme appât pour la morue ou le flétan. Ça se pêchait à la ligne, avec une turlute.

Mario Déraspe, de l’Association des pêcheurs propriétaires des Îles-de-la-Madeleine

Le calmar sert d’ailleurs encore d’appât pour la pêche au crabe, notamment, « mais ça vient congelé, d’ailleurs », précise Mario Déraspe.

Mais la reprise de la pêche s’annonce complexe, puisque Pêches et Océans Canada dit vouloir « prioriser la réactivation des permis existants avant [de délivrer] de nouveaux permis pour cette espèce ».

Or, ces permis ne sont pas transférables, reconnaît le Ministère, même s’ils appartiennent vraisemblablement à des pêcheurs… à la retraite.

162 000

Quantité de calmars, en tonnes, pêchés dans le golfe du Saint-Laurent en 1979, un sommet

Source : Organisation des pêches de l’Atlantique nord-ouest

Phénomène mondial

La prolifération des calmars n’est pas unique au golfe du Saint-Laurent. « Il y a beaucoup d’observations dans le monde, dans les dernières années, d’augmentation de l’abondance des calmars », indique Marie-Julie Roux, de l’Institut Maurice-Lamontagne. C’est aussi le cas d’autres céphalopodes, comme le poulpe, dont l’abondance soudaine le long des côtes de la Bretagne indispose les pêcheurs, a récemment rapporté le média écologiste français Reporterre.

Dans l’estomac des fous de Bassan

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Fous de Bassan de l’île Bonaventure, au large de Percé

Le retour du calmar dans les eaux du golfe Saint-Laurent se vérifie aussi… dans l’estomac des fous de Bassan.

L’encornet rouge nordique a effectivement fait son apparition dans le régime alimentaire de ces oiseaux de mer, a constaté le chercheur doctorant David Pelletier, qui enseigne la biologie au Cégep de Rimouski. « Depuis 2017, on a commencé à voir poindre de nouvelles espèces, dont le calmar », a-t-il expliqué dans un entretien avec La Presse.

Les fous de Bassan ne sont toutefois pas friands de ce céphalopode, qui apparaissait dans moins de 2 % des régurgitations analysées cette année-là, précise-t-il, ajoutant n’avoir fait aucune observation en 2018, puis l’avoir détecté de nouveau en 2019 et en 2020.

PHOTO FOURNIE PAR L’UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À RIMOUSKI

David Pelletier observant les fous de Bassan de l’île Bonaventure

La présence de calmar dans l’estomac des fous de Bassan est néanmoins très révélatrice de l’état de santé de l’écosystème marin, et atteste de l’effondrement dans la dernière décennie des stocks de maquereau et de hareng, dont se nourrit habituellement le grand oiseau blanc.

« On observe depuis 2012 une augmentation de l’aire de quête alimentaire [du fou de Bassan], où il va explorer et pêcher », explique David Pelletier, qui étudie la colonie du parc national de l’Île-Bonaventure-et-du-Rocher-Percé.

Son équipe a notamment installé des appareils de géopositionnement par satellite (GPS) et des enregistreurs de plongée pour savoir où les oiseaux vont plonger et de quoi ils se nourrissent.

PHOTO CATHERINE BOUCHARD, FOURNIE PAR LE CÉGEP DE RIMOUSKI

David Pelletier

On observe aussi des changements dans son régime alimentaire. Il se rabat de plus en plus sur d’autres espèces.

David Pelletier, chercheur et enseignant en biologie au Cégep de Rimouski

Ces bouleversements nuisent grandement aux succès de reproduction des fous de Bassan, qui ont baissé et sont devenus très irréguliers, depuis une douzaine d’années.

« On a démontré dans nos études qu’il y a une forte relation entre le succès de reproduction et l’abondance de certaines espèces, dont le maquereau », explique David Pelletier.

En 2019, par exemple, la présence de maquereau dans les eaux du golfe était très faible et le taux de reproduction du fou de Bassan n’a été que de 12,7 %, ce qui correspond au nombre d’oisillons quittant le nid par tranche de 100 œufs pondus.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

« Le fou de Bassan est une bonne espèce sentinelle de l’état de santé du golfe, parce que c’est une espèce qui y patrouille pratiquement dans son ensemble », souligne David Pelletier.

Cette année-là, les fous de Bassan ont donc dû aller plus loin pour se nourrir et diversifier leur alimentation, en se nourrissant notamment de calmars et de poissons qu’ils ne mangent généralement pas, mais aussi de crustacés, « ce qu’on n’observe jamais dans [son] régime alimentaire », indique David Pelletier.

Or, ces substituts au maquereau et au hareng contiennent beaucoup moins de lipides et d’acides gras, qui ont une importante « densité énergétique ».

Il ne faudrait pas que le fou de Bassan mise toute son alimentation sur le calmar, car c’est une espèce pas très intéressante d’un point de vue nutritif. C’est vraiment moins intéressant pour faire croître rapidement les poussins.

David Pelletier, chercheur et enseignant en biologie au Cégep de Rimouski

Mais s’il ne raffole pas du calmar, le fou de Bassan peut quand même être très utile pour en mesurer la progression.

« Le fou de Bassan est une bonne espèce sentinelle, ou bio-indicatrice, de l’état de santé du golfe du Saint-Laurent, parce que c’est une espèce qui y patrouille pratiquement dans son ensemble », explique David Pelletier.

Des variations dans le régime alimentaire de l’oiseau sont donc autant d’indicateurs de l’évolution de l’écosystème marin.