Dans le golfe du Saint-Laurent, le bruit est l’un des facteurs qui ont un impact sur la qualité de vie des mammifères marins. Une équipe de chercheurs a créé le premier atlas interactif au monde permettant de visualiser les sons générés par le trafic maritime – et l’impact sur les différentes espèces qui y résident.
Dans l’imaginaire collectif, la mer a longtemps été envisagée comme un monde silencieux, à l’image de celui du commandant Cousteau. « Mais c’est tout sauf cela, assure Robert Michaud, président et directeur scientifique du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM). La mer est bruyante et le son y voyage beaucoup. »
L’atlas des paysages sonores du Saint-Laurent, créé par l’équipe d’Yvan Simard, professeur et chercheur associé à l’Institut des sciences de la mer de Rimouski (ISMER), illustre ce que nos yeux humains ne perçoivent pas. « Il montre l’empreinte sonore sous-marine de la navigation commerciale dans le grand écosystème du golfe du Saint-Laurent », explique M. Simard.
Ce sont 200 bateaux qui y circulent en tout temps, toute l’année.
Ça fait à peine 70 ans que la navigation motorisée est apparue, mais elle est conséquente et persistante. C’est un peu la circulation sanguine de l’économie planétaire.
Yvan Simard, professeur et chercheur associé à l’Institut des sciences de la mer de Rimouski (ISMER)
Ces autoroutes marines ont modifié la qualité de vie des organismes qui s’y trouvent et qui se repèrent grâce au son.
Le golfe du Saint-Laurent est habité par des populations variées de mammifères marins comme les bélugas, installés à l’année, ou les grands rorquals et les baleines noires, qui y migrent annuellement.
Chacun doit donc composer avec le bruit anthropique, c’est-à-dire les sons humains introduits dans les écosystèmes par la navigation commerciale et de plaisance.
Protéger les aires de quiétude
Les bruits des navires peuvent masquer les communications entre les mammifères marins et provoquer des changements dans les comportements.
Si la qualité sonore n’est pas bonne, les mammifères n’ont pas la même capacité de s’y alimenter, de naviguer ou de trouver des partenaires pour la reproduction.
Yvan Simard, professeur et chercheur associé à l’Institut des sciences de la mer de Rimouski (ISMER)
Lorsqu’un bateau passe dans le fleuve, l’espace de communication des bélugas est réduit de 50 %, selon M. Michaud. Si les animaux ne s’entendent pas, ils doivent crier plus fort. « C’est comme quand on doit hurler dans un bar pour se parler. Le lendemain, on a mal à la gorge, explique Robert Michaud. Cela leur fait dépenser plus d’énergie, ce qui peut perturber la quête d’aliments et le système immunitaire, à cause du stress. »
Si les animaux marins peuvent être perturbés par plusieurs autres facteurs, comme les contaminants et le manque de proies, Robert Michaud estime que se concentrer sur le bruit est la stratégie la plus efficace à court terme. « On peut agir rapidement, et c’est pour ça que l’atlas est un excellent outil, dont les données vont permettre des évaluations beaucoup plus rigoureuses », souligne-t-il.
Pour réduire les aires de bruit, M. Michaud suggère de faire voyager les bateaux en cohorte, à une période donnée, par exemple. Comme l’atlas permet aussi de déterminer les rares zones de quiétude sonore, le directeur du GREMM rappelle la nécessité d’être proactif pour les protéger. « On ne mettra pas de cloche de verre sur le Saint-Laurent, poursuit-il. Mais tout ce qui peut être fait sera bénéfique, il ne faut pas baisser les bras. »
Un défi technique
D’immenses stocks de données ont été récoltés et calibrés pour créer des modèles de propagation acoustique. « On génère ces modèles grâce à de grosses grappes de calculs [des groupes d’ordinateurs] du ministère canadien des Pêches et des Océans et de Calcul Canada, explique Florian Aulanier, coresponsable du projet. C’est un gros défi technique. »
Synthétiser, formater et trier toutes ces données pour les rendre facilement accessibles aux utilisateurs de l’atlas est un travail complexe de gestion des banques de données, selon M. Aulanier. Au total, la création de l’atlas des paysages acoustiques océaniques a nécessité plus de 30 mois de travail.
Les données ont été récoltées grâce à des hydrophones – des microphones sous-marins – déployés pour enregistrer des sons. Cela inclut la navigation humaine, les bruits des mammifères marins et d’autres organismes, mais aussi le retentissement des vagues et des tremblements de terre.
Pour le moment, les internautes ont accès aux données de l’année 2013. « La navigation n’est pas une industrie qui va changer du tout au tout d’une année à l’autre, explique Yvan Simard. Ce qu’on observe en 2013 est valable pour au moins une dizaine d’années. »
L’application a été conçue par l’équipe Meridian, qui signifie Marine Environmental Research Infrastructure for Data Integration and Application Network. Cette équipe rassemble des océanographes et des informaticiens de l’ISMER-UQAR, de l’Institut Maurice-Lamontagne, de l’Université Dalhousie, de l’Université de la Colombie-Britannique, de l’Université de Victoria et de l’Université Simon Fraser.
Consultez l’atlas des paysages sonoresStation de recherche en acoustique marine
Ce projet est complémentaire à la création d’une station de recherche en acoustique marine, au large de Rimouski. « Une des difficultés de l’estimation du bruit de la navigation à l’échelle planétaire, c’est de savoir ce qui contribue au bruit exactement, dans un bateau. C’est un orchestre : il y a des pompes, des moteurs, une hélice… », énumère Yvan Simard. À l’aide de capteurs placés sur les navires, la station permettra de déconstruire les bruits pour les rendre plus silencieux.
Lisez l’article « Les sons du Saint-Laurent scrutés à la loupe »Augmentation de la mortalité
Depuis 10 ans, les scientifiques constatent une augmentation très importante de la mortalité des nouveau-nés et des femelles enceintes chez les bélugas du Saint-Laurent, selon Robert Michaud. Les facteurs probables sont le bruit, mais aussi les contaminants, la disponibilité et la qualité des proies.