À qui revient la responsabilité de combattre les changements climatiques ? Aux gouvernements ? Aux entreprises ?

Oui, mais aussi aux consommateurs, préviennent les auteurs d'une vaste étude européenne publiée par Energy Research and Social Science.

À eux seuls, disent-ils, les ménages sont à l'origine de 70 % des émissions de gaz à effet de serre. Avec quelques changements, les consommateurs seraient en mesure de contribuer à près de la moitié de la réduction nécessaire des émissions polluantes pour limiter le réchauffement planétaire à 1,5 degré Celsius, tel que prévu par l'Accord de Paris.

L'auteur principal de cette étude, le chercheur français Ghislain Dubois, a accordé une entrevue à La Presse canadienne.

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On demande souvent aux gouvernements et aux entreprises de régler les changements climatiques. On s'intéresse moins à ce que les individus peuvent faire.

C'est vrai qu'on dit souvent qu'il suffit de donner un prix du carbone, de mettre une taxe, ou de faire une loi sur les constructeurs automobiles, ou alors on dit que la technologie va régler les choses, par exemple pour améliorer les émissions des voitures, mais on ne pense pas du tout qu'il y a un levier très important du point de vue de la consommation. Des petits changements, comme une conduite plus souple qui émet moins de CO2, jusqu'à des changements plus drastiques, qui peuvent aller jusqu'à abandonner sa voiture [...], on a un levier très fort.

Qu'avez-vous trouvé pendant votre enquête ?

Nous avons enquêté un peu moins de 400 ménages dans quatre pays (européens, NDLR), et ces ménages comprenaient très bien cette contrainte carbone quand elle leur était expliquée, et ils arrivaient à penser en termes de budget carbone : est-ce que je choisis de manger moins de viande rouge, mais je continue à prendre l'avion de temps en temps, est-ce que j'arrête l'avion, mais dans ce cas-là je peux continuer à utiliser ma voiture ? Ils avaient une vraie aisance [...] à réfléchir comme ça. Deuxièmement, quand on demande aux gens [...] ce qu'ils seraient prêts à faire si le monde devait réduire ses émissions de 50 %, spontanément ils font des choix qui arrivent jusqu'à 25 %.

Donc, si les consommateurs s'y mettaient, ils seraient en mesure d'avoir un impact considérable.

Ce sont deux facettes du même problème. On peut demander aux constructeurs automobiles de produire des voitures moins émettrices de CO2, mais du point de vue de la consommation, il faut que les consommateurs achètent ces voitures moins polluantes. Le ménage influence par son acte de consommation entre 50 % et 60 % des émissions de CO2, donc c'est un levier très important qui est complètement négligé par le GIEC, la Convention des Nations unies pour le changement climatique, etc. Le monde de la recherche est très dominé par l'économie [...] et par la technologie pour capturer et stocker (le CO2), développer des énergies renouvelables [...] alors que ce levier de mode de vie est peut-être plus rapidement actionnable que des techniques qu'on n'a pas encore.

Est-ce que les consommateurs sont pleinement conscients de l'impact qu'ils peuvent avoir, ou bien ont-ils un sentiment d'impuissance et ils s'en remettent aux gouvernements et aux entreprises ?

C'est un peu comme la corruption. Les gens dénoncent la corruption des hommes politiques, mais de leur côté ils travaillent au noir. On est dans le même bateau, c'est un problème commun qu'il faut résoudre, mais il y a un report de responsabilité les uns pour les autres [...] mais il va falloir trouver d'autres leviers d'action, et un bon levier est notamment la consommation.

Est-ce qu'on pourrait dire que les consommateurs sont prêts à s'impliquer, mais qu'ils manquent de ressources pour le faire ?

Alors globalement, ils sont prêts à faire leur part, si les autres le font - ils disent qu'être tout seul à le faire, ce serait un peu vain - mais si c'est un effort collectif, ils sont prêts à le faire - mais, ce qui est un peu plus délicat, ils disent, « s'il y avait urgence, s'il fallait vraiment le faire ». On sait qu'il faut vraiment le faire, mais les gens ne se rendent pas compte aujourd'hui des impacts. Au fur et à mesure que les impacts deviendront de plus en plus visibles, les gens seront de plus en plus prêts à accepter des solutions. Le problème c'est qu'on voudrait qu'ils les acceptent tout de suite, pour éviter des impacts dramatiques dans 30 ou 40 ans. Et là il y a un « gap » entre la perception qu'ils ont de l'urgence des problèmes et leur volonté d'agir. C'est un peu le constat global.

Est-ce qu'il y a des secteurs dans lesquels les consommateurs semblent plus prêts à bouger ?

En ce qui concerne l'habitat, les gens sont prêts, mais on manque d'offres. Sur la viande rouge, qui est très émettrice de gaz à effet de serre, les mentalités sont assez prêtes pour des raisons de régime et de santé, mais dans des pays d'élevage comme la France et l'Argentine, (ce serait plus compliqué). Le sujet le plus difficile est le transport. Soit parce que les gens sont un peu coincés dans une mobilité subie, par exemple pour leurs trajets domicile-travail [...]. Encore plus en Amérique du Nord, où les villes sont très étalées et très dépendantes de la voiture. [...] C'est difficile de pousser les gens à prendre le transport en commun quand les villes ne sont pas faites pour ça. Le gros point de blocage est le transport aérien, nous n'en sommes vraiment qu'au début de la sensibilisation. Il y a une vraie schizophrénie : il y a des gens qui font des efforts dans tous les domaines [...] mais qui ne sont pas prêts à renoncer à leurs voyages en avion.

Donc les consommateurs ne saisissent pas pleinement l'urgence de la situation ?

C'est ce que les psychologues appellent une dissonance cognitive. D'un côté on est de plus en plus conscients qu'il y a urgence, que le climat va se dégrader, que nos vies vont changer, donc qu'il y a urgence à agir. De l'autre, il y a une volonté de consommation qui est à la fois individuelle et collective [...] et l'individu est très partagé entre les deux. L'information qu'on reçoit façonne [...] notre façon de consommer. Un quotidien danois vient de repenser complètement sa rubrique voyage du week-end (pour arrêter) de faire la promotion de l'avion long-courrier et plutôt faire la promotion du tourisme de proximité. J'aimerais que des leaders d'opinion voyagent en train. [...] J'aimerais que Brad Pitt voyage en train de temps en temps dans ses films (rires).