Accroupie sur le sol spongieux, la scientifique dépose une petite cloche pour « mesurer la respiration » de cette tourbière du nord du Québec : elle espère ainsi dresser le premier bilan carbone des zones inondées par la construction de barrages, des données cruciales pour la lutte contre le réchauffement climatique.

Si l'hydroélectricité est considérée comme l'une des sources d'énergie la plus propre de la planète, il n'existe actuellement aucun modèle éprouvé capable de calculer le volume de gaz à effet de serre (GES) générés par les lacs artificiels créés pour produire du courant.

Des chercheurs québécois ont donc entrepris de pallier cette inconnue, à l'occasion de la construction de quatre barrages au nord du golfe du Saint-Laurent, dans la région de la Côte Nord, au coeur de la forêt boréale.

Ils ont transformé un marécage à un jet de pierre de la rivière Romaine en une vaste zone d'étude ultramoderne, accessible uniquement par hélicoptère.

L'appareil posé et son moteur coupé, Michelle Garneau sort de la soute plusieurs boîtes qu'elle dépose à côté de quelques panneaux solaires et d'une mini-station météo que ses étudiants et elle ont installés cet été. Les appareils, qui fonctionnent à distance, doivent effectuer des prélèvements au cours des deux prochaines années.

« Toutes les 20 minutes, la cloche va se refermer et mesurer la respiration du sol », résume cette paléoécologiste en train de poser une bulle transparente sur le lichen, tandis que des oies sauvages chantent en survolant les environs.

Elle fait quelques pas de plus sur cette mousse instable et y dépose une boîte qu'elle branche à des capteurs déjà enfoncés dans le sol.

Au nom de la science

« C'est pour mesurer l'activité photosynthétique, cet appareil automatisé enregistre toutes les trois minutes, pendant six heures, les rejets de CO2 et de méthane » de cette tourbière, indique cette chercheuse.  

Le dioxyde de carbone (CO2) et le méthane sont les principaux gaz à effet de serre, dont la surconcentration dans l'atmosphère cause le réchauffement de la Terre.

Les forêts représentent un tiers des terres émergées de la planète et constituent un formidable moyen de séquestrer les GES : l'immense forêt boréale canadienne emprisonne plus de 300 milliards de tonnes de dioxyde de carbone, selon l'ONG environnementale américaine NRDC.

Et « 10 à 13 % de la forêt boréale canadienne est couverte par des tourbières », zones humides à forte teneur en matière organique, mais les connaissances à leur égard sont ténues, note Mme Garneau, qui oeuvre à l'Université du Québec à Montréal (UQAM).

Ses recherches ont été appuyées par Hydro-Québec - qui fournit à la province une électricité à 90 % hydraulique - à l'occasion de la construction de quatre nouvelles centrales sur la rivière Romaine, d'une capacité totale de 1550 mégawatts.

Les données prélevées par Mme Garneau et son équipe sont uniques en leur genre. Elles doivent « servir au Giec (les experts climat de l'ONU) et à l'avancement des sciences en général », pour mieux comprendre le bilan carbone des zones naturelles inondées, souligne la scientifique.

« Des usines à charbon »

Des connaissances précieuses alors que plusieurs énormes barrages hydroélectriques sont en construction dans le monde : en Éthiopie (capacité de 6000 mégawatts), en République démocratique du Congo (11 000 mégawatts), au Zimbabwe (1600 mégawatts), au Laos ou encore au Tadjikistan (3600 mégawatts).

« Il y a des créations de réservoirs (hydroélectriques) partout dans le monde, et pourtant, les émissions de GES dues à l'hydroélectricité ne sont pas bien comptabilisées », résume Paul Del Giorgio, biologiste à l'UQAM.

 « Certains barrages tropicaux émettent autant de GES que des usines à charbon », sous l'effet de la décomposition accélérée des matières organiques noyées, souligne ce chercheur argentin.

Ce biologiste et ses étudiants complètent les recherches sur les barrages de Mme Garneau en effectuant des prélèvements directement dans l'eau, une fois que les zones sont inondées. Les échantillons sont ensuite analysés en laboratoire au Havre-Saint-Pierre, au Québec.

Les premiers résultats de leurs travaux sont prévus en 2019 et très attendus par les climatologues de la planète, indique Mme Garneau : le Giec en a besoin pour concevoir « des modèles plus performants et des prédictions meilleures avec les changements climatiques » .