(Québec) Ils n’ont pas encore terminé leur baccalauréat, n’ont toujours pas leur brevet, mais ils travaillent déjà comme professeurs dans les écoles. Face à cette nouvelle réalité qui prend de l’essor en raison de la pénurie de personnel, des étudiants en enseignement voudraient que les universités élargissent l’accès aux stages en emploi. Cette avenue, qui suscite l’intérêt de futurs profs, leur permet d’être rémunérés pendant leurs études en plus d’assurer de la stabilité dans les écoles, disent-ils.

Sandrine Boudreau, 21 ans, étudie au baccalauréat en enseignement des mathématiques au secondaire à l’Université de Montréal. Alors qu’il restait toujours plus de 1000 postes de profs à pourvoir au Québec au début de l’année 2024, elle est de ceux qui ont levé la main pour travailler « presque à temps plein » dans une école, trois ou quatre jours par semaine dans son cas.

Or, dans quelques semaines, Mme Boudreau devra quitter ses élèves et la classe où elle enseigne dans le cadre d’un remplacement parce qu’elle doit effectuer son deuxième stage pour ses études, qui se fera dans une autre école. À ce moment-là, elle ne sera plus rémunérée, même si le réseau scolaire lui confiait à ce jour un groupe à elle seule.

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Sandrine Boudreau

J’aime vraiment ça en ce moment. Ça donne un sens aux études que je fais à l’université, où on apprend beaucoup la théorie, mais on a peut-être un peu moins de pratique que d’être dans une vraie classe. C’est intéressant et c’est motivant de mettre à l’essai dans une vraie classe ce que j’apprends dans mes cours.

Sandrine Boudreau, étudiante en enseignement des mathématiques au secondaire

L’école où elle enseigne lui a trouvé une remplaçante, le temps de son départ, et elle pourra par la suite retrouver sa classe pour terminer l’année scolaire. Mais elle s’inquiète quand même des conséquences de tous ces changements sur les élèves.

« Je ne veux pas que ça stresse encore [les élèves] d’avoir d’autres remplaçants d’ici la fin de l’année. C’est pour ça que je trouve ça triste de devoir les abandonner. C’est sûr que ça sera difficile pour eux », affirmait-elle, dans le contexte où l’étudiante en enseignement est déjà, pour les enfants, la remplaçante de leur prof attitrée.

Un phénomène en croissance

L’histoire de cette jeune étudiante n’est pas unique. Le président de l’Association des étudiants et étudiantes en enseignement au secondaire de l’Université de Montréal (AEESUM), Pierre-Olivier Denis, croit qu’elle doit ouvrir la porte à de nouvelles discussions avec la faculté pour élargir l’accès aux stages en emploi. Dans ce type de stage, l’étudiant n’est pas dans la classe d’un autre enseignant, mais plutôt dans un groupe classe indépendant qu’on lui confie, tout en étant épaulé au besoin par un autre enseignant de l’école, notamment.

À l’Université de Montréal, explique la porte-parole Geneviève O’Meara, les stages en emploi sont permis à la quatrième année du baccalauréat seulement « parce qu’on ne pense pas [qu’ils soient adéquats] plus tôt dans la formation », dit-elle. C’est le cas aussi à l’UQAM et à l’Université de Sherbrooke, entre autres, selon quelques nuances qui sont propres à chaque institution.

« Notre principal objectif est la qualité de la formation des personnes qui enseignent aux enfants. C’est ça, notre priorité, et on considère qu’un étudiant en début de formation n’a pas nécessairement toutes les habiletés pour se retrouver devant une classe à temps complet », explique Mme O’Meara.

Or, la pénurie de main-d’œuvre en enseignement fait en sorte que le nombre d’enseignants non qualifiés explose dans les écoles, ce qui inclut désormais une part d’étudiants en enseignement qui travaillent dans leur domaine avant d’être diplômés.

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La présidente de l’’Association montréalaise des directions d'établissement scolaire, Kathleen Legault

Si on retourne 15 ans en arrière, on ne pouvait pas travailler sans avoir fini ses études, ce qui fait que ce genre de situation n’arrivait pas.

Kathleen Legault, présidente de l’Association montréalaise des directions d’établissement scolaire

« La pénurie de personnel fait que beaucoup d’étudiants […] vont faire des mardis et des jeudis dans des écoles, par exemple, s’ils n’ont pas de cours et qu’ils peuvent prendre des petits contrats. […] Mais quand arrive le temps des stages, ils doivent quitter ces remplacements et ne sont plus payés. Quand ce sont des gens qui ont une famille, qui ont des enfants en bas âge, concilier tout ça, [c’est difficile] », ajoute-t-elle, précisant que son association est favorable à la rémunération des stages en éducation.

Sortir de la précarité financière

Selon M. Denis, plusieurs étudiants vont chercher des contrats dans les centres de services scolaires pour se sortir de la précarité financière qu’ils vivent pendant les études. Or, « ils doivent ensuite quitter pour aller vers un stage non rémunéré, où ils vont faire des tâches similaires, voire identiques », déplore-t-il.

« Plusieurs étudiants me parlent aussi de l’impact [que ça a] sur leurs élèves. Au final, c’est pour eux qu’on fait le travail. Le fait qu’on doit changer de milieu pour faire les stages, les élèves perdent aussi leurs points de repère, la relation qu’ils avaient bâtie avec leur enseignant et se font attribuer un autre remplaçant. Ça peut grandement affecter le niveau de stress des élèves du secondaire, voire affecter leurs performances à l’école », ajoute-t-il.

Dans le contexte de la pénurie de main-d’œuvre dans les écoles, la question des stages et de l’intégration des étudiants au réseau scolaire fait débat.

En septembre dernier, le ministre de l’Éducation, Bernard Drainville, remettait même en question le baccalauréat en enseignement de quatre ans en vigueur depuis 1994. Il affirmait aussi qu’il envisageait plusieurs options, dont celle de remettre le brevet après un baccalauréat écourté de trois ans et de transformer la quatrième année en stage à temps plein, « rémunéré à 100 % ». Une décision n’a pas encore été prise à ce sujet qui ne fait pas consensus dans le milieu de l’éducation.

Matthieu Petit, vice-doyen à la formation à la faculté d’éducation de l’Université de Sherbrooke, constate lui aussi que la gestion des stages suscite plusieurs questions. En Estrie, l’université met à la disposition des centres de services scolaires une liste d’étudiants en quatrième année du baccalauréat en enseignement qu’elle juge aptes à faire un stage en emploi. Selon lui, il s’agit d’établir « les conditions gagnantes pour faciliter et répondre à la pénurie de main-d’œuvre », tout en assurant que les étudiants sont prêts à vivre une telle expérience en classe.

« Il faut faire attention de ne pas basculer vers une surcharge liée à des acceptations de contrats et conscientiser les milieux à ne pas contribuer à la pénurie [et à la désertion professionnelle] en donnant des contrats casse-gueule », prévient-il.