En 2006, nous vous présentions celui qu'on surnommait «le roi du taudis», Robert Sebag. Huit ans plus tard, le monarque ne sévit plus, mais la vente de l'essentiel de ses propriétés a permis à l'un des pires propriétaires que Montréal ait connus de réaliser un juteux profit de 7,6 millions... en partie financé par les contribuables.

Entre 2008 et 2010, Sebag a vendu 11 de ses immeubles, tous acquis dans les années 90, à des organismes à but non lucratif (OBNL) qui voulaient en faire du logement social. Au fil d'années de négligence, tous les édifices étaient devenus des taudis. Pendant une quinzaine d'années, M. Sebag a néanmoins tiré des revenus de location de ces immeubles.

Des groupes de ressources techniques (GRT), des organismes oeuvrant pour soutenir les OBNL qui veulent créer des logements sociaux, ont repéré les immeubles de Robert Sebag et négocié leur achat.

«On a récompensé la délinquance, s'indigne Claude Dagneau, de l'Organisation d'éducation et d'information sur le logement (OEIL), qui oeuvre dans le quartier Côte-des-Neiges. C'était le pire propriétaire. Il a réussi à vendre tout ça. Et il s'en vantait! La technique Sebag a été menée à son terme.»

«Selon moi, on ne devrait jamais enrichir des crooks. Dans des cas semblables, on devrait tout simplement saisir les immeubles. Mais quel politicien va faire ça? Alors on fait quoi? On laisse le monde vivre dans des taudis? C'est un dilemme moral», ajoute Stéphane Corriveau, directeur général du Regroupement des OBNL d'habitation.

«Ça peut paraître odieux, convient Élizabeth Martin, du Groupe CDH, l'un des quatre groupes de ressources techniques de Montréal. Mais si ce n'était pas nous qui l'achetions, il l'aurait vendu à un autre mauvais propriétaire, car il y a un marché pour le logement en mauvais état. Ce serait vraiment inacceptable si on avait payé plus que le prix du marché. Or, ça n'est pas le cas.»

Nous avons joint Robert Sebag au téléphone. Il n'a pas souhaité commenter les conclusions de notre reportage.

Juste prix... payé par les contribuables

Chaque fois, les OBNL d'habitation ont payé le juste prix, affirme Mme Martin. Vérification faite, c'est exact. Et en prime, les locataires qui vivaient autrefois dans des taudis ont obtenu «des logements sains, adaptés à la taille de leur famille», dit-elle. Dotés, de surcroît, d'une subvention pour aider le locataire à payer son loyer.

«Les immeubles que Robert Sebag possédait sur Christophe-Colomb étaient aux prises avec une insalubrité grave. La petite criminalité était installée là-dedans. La transaction s'est conclue, et maintenant, on a 196 logements, rénovés et en bon état», fait valoir Danielle Cécile, directrice de l'habitation à la Ville de Montréal.

Il n'en demeure pas moins que ce sont les contribuables québécois qui ont, en partie, financé le tout. Car les fonds pour acheter et rénover viennent du programme Accès-Logis, géré par le gouvernement du Québec, qui verse 40 % des coûts d'achat et de rénovation pour ce genre de projets. À Montréal, la Communauté métropolitaine contribue également à hauteur de 15 %.

Les contribuables, montréalais et québécois, ont donc financé 55 % de l'achat et, surtout, de la rénovation de ces taudis - une facture de 19,5 millions, si on considère que les hypothèques contractées par les différents OBNL pour acheter et rénover les 11 immeubles s'élèvent à 35,6 millions.

Payante, la technique Sebag

«Oui, Robert Sebag a fait de l'argent, convient Douglas Alford, architecte pour le Groupe CDH, qui a rénové les taudis de la rue Vézina. Il a été chanceux. Il a acheté dans le bas du marché et a vendu dans le haut. Et sa façon de gérer c'était: j'achète, je n'entretiens rien, les gens s'en vont. Et quand ça va être vide, je vais vendre à un promoteur.»

Robert Sebag se retrouvait dans une situation où il lui était impossible de perdre, estime M. Alford. S'il ne vendait pas à un GRT, les promoteurs de condos auraient pu se montrer intéressés.

Aurait-on pu procéder autrement avec le roi du taudis? Oui, estime Claude Dagneau, de l'OEIL: il croit que la Ville de Montréal n'a pas été assez sévère. «Si on avait fait pleuvoir des constats d'infraction et que le gars avait été acculé à vendre à un prix ridicule, on aurait envoyé un message à tous les autres mauvais propriétaires. Ça ne devrait pas être payant de vendre un immeuble qu'on n'a jamais entretenu.»

Selon les chiffres de la Ville de Montréal, 167 dossiers de Robert Sebag se sont retrouvés devant la cour municipale. Il a dû payer 166 000 $ d'amende à la Ville. S'ajoutent à cela les amendes imposées par les arrondissements, difficiles à calculer, puisque ses propriétés se retrouvaient un peu partout à Montréal.

«Quelle est la solution dans de tels cas? se demande Russell Copeman, responsable du dossier de l'habitation au comité exécutif. Exproprier? L'expropriation, c'est très coûteux. C'est une arme irréaliste. La Ville n'en a pas les moyens.»

Robert Sebag est toujours propriétaire de quatre immeubles de la rue Goyer, qui, au dernier rôle, ont une valeur de 4 millions.

Il possède également le terrain où s'élevait autrefois la Place Jarry, deux immeubles de taudis rasés par un incendie criminel en 2009. L'endroit est à vendre. Prix demandé: 7 millions.

- Avec la collaboration de Francis Vailles

Les propriétés de Robert Sebag vendues à des OBNL

> 6950, chemin de la Côte-des-Neiges

1998 : achat pour 550 000 $

2010 : vente à Habitations collectives de Montréal pour 1,3 million; l'OBNL contracte une hypothèque de 5,5 millions pour acquérir et rénover l'immeuble.

Profit : 750 000 $

> 2375-2385-2395, boulevard Henri-Bourassa

1997 : achat pour 725 000 $

2009 : vente à la Coop d'habitation de Lille pour 2,4 millions; la Coop contracte un prêt bancaire de 8,9 millions pour acheter et rénover l'immeuble.

Profit : 1,7 million

> 4837 et 4855, rue Vézina

1991 : Immeubles Yamiro, dont le président est Robert Sebag, achète pour 1,6 million

2010 : les immeubles sont vendus 4,2 millions à Habitations populaires de Parc-Extension; l'OBNL contracte une hypothèque de 10 millions pour acheter et rénover les deux immeubles.

Profit : 2,6 millions

> 8160-70-80-90-8200, avenue Christophe-Colomb

1997 : achat de quatre des cinq immeubles au coût de 1,2 million

1998 : achat du cinquième immeuble au coût de 250 000 $

2008 : vente à Construction Bangel, propriété d'Aldo Coviello, au coût de 4 millions; un an plus tard, Coviello vend les immeubles rénovés à la Coop d'habitation Trilogis pour 9,2 millions.

Profit : 2,5 millions

> 5800-5850, rue Jarry

2006 : un OBNL d'habitation de Saint-Léonard propose d'acheter les deux immeubles pour en faire des logements sociaux; l'offre d'achat de 6 millions tombe parce que les organismes communautaires manquent de fonds pour réaliser le projet.

2009 : les deux immeubles, abandonnés en raison de problèmes d'insalubrité, sont rasés par un incendie. La police soupçonne des actes criminels.

2014 : le terrain est toujours à vendre. Le prix demandé serait de 7 millions.

Pendant des années, les immeubles de la Place L'Acadie ont fait partie des pires taudis de Montréal. Plus maintenant: le complexe a été totalement rasé, puis reconstruit. Nos journalistes vous y emmènent.

PHOTOS DAVID BOILY