Dès la première semaine de mars 2020, l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) a modélisé quatre scénarios de déploiement de la COVID-19 sur le territoire québécois. Dans le pire des quatre, un « scénario catastrophe » où aucune mesure sanitaire ne venait freiner la pandémie, le Québec aurait enregistré 56 000 morts et les hôpitaux auraient été complètement débordés, a expliqué la vice-présidente aux affaires scientifiques de l’INSPQ, Jocelyne Sauvé, à l’enquête publique du coroner sur les décès en CHSLD.

Dans ce scénario, 3 millions de Québécois auraient été touchés par la COVID-19 et 10 % des patients symptomatiques auraient été hospitalisés. Dès la cinquième semaine de l’épidémie, le Québec aurait enregistré 1000 hospitalisations par semaine, et leur nombre aurait pu grimper jusqu’à 30 000 par semaine. Au total, le Québec aurait enregistré 250 000 hospitalisations.

« Si on laissait débouler l’épidémie, on était face à un rouleau compresseur et on aurait dépassé les capacités du système, a résumé la Dre Sauvé. Le système aurait été complètement débordé. »

Le résultat de ce scénario catastrophe, selon le modèle élaboré par l’INSPQ, aurait été terrible : autour de 56 000 morts, dont 48 000 chez les 60 ans et plus.

C’était gros, ce scénario, mais ce n’était pas farfelu puisqu’on a eu environ 15 % des gens infectés et on a eu 11 000 décès. C’était catastrophique, mais pas farfelu.

Jocelyne Sauvé, vice-présidente aux affaires scientifiques de l’INSPQ

Le quatrième scénario, le plus « réaliste », selon la Dre Sauvé, prévoyait un virus tout aussi agressif, mais assorti de mesures sanitaires sévères, décrétées rapidement.

« Dans ce scénario, les hospitalisations et les décès doublaient à chaque semaine », indique-t-elle. Mais grâce à des mesures comme le confinement ou les règles de distanciation physique, les ravages du virus étaient moins dévastateurs. Conclusion de l’INSPQ : « Il fallait être très agressif dès le début de l’épidémie, dit-elle. Sans mobilisation, il causerait une maladie semblable à la pandémie de 1918. »

Ces scénarios ont été présentés le 9 mars 2020 au comité de direction du ministère de la Santé et, une semaine plus tard, au bureau du premier ministre François Legault.

Aucun lien entre les recommandations de l’INSPQ et la pénurie d’EPI

Mme Sauvé était le deuxième témoin issu de l’INSPQ entendu par la coroner Géhane Kamel. Plus tôt en journée, le DJasmin Villeneuve, médecin-conseil pour l’organisme depuis sept ans, est venu assurer à la coroner que malgré les « pressions » auxquelles l’organisme a dû faire face, l’INSPQ n’a jamais tenu compte d’une éventuelle pénurie d’équipements de protection pour émettre ses avis scientifiques sur le port des équipements de protection individuelle (EPI).

« Nous, on regarde l’aspect scientifique. Est-ce qu’il y a une recommandation scientifique incontournable ? Notre recommandation, c’est : voici quelle est la meilleure méthode. Si on pense que c’est ça, on va faire la recommandation. La gestion du stock, ça ne relève pas de nous », a indiqué le DVilleneuve, qui fait partie du Comité sur les infections nosocomiales du Québec.

Donc, a demandé la coroner Géhane Kamel, il n’y a pas eu de « pressions » pour adapter les recommandations de l’organisme à la pénurie de plusieurs types d’EPI sur le terrain ? « Dire qu’on n’a pas eu de pression, ce serait mentir, a répondu le DVilleneuve. Mais comment on la gère, cette pression ? Dans le cas du masque, ça n’a pas changé nos recommandations. Ce n’est pas à nous de gérer les stocks. »

Le DVilleneuve a indiqué qu’au sein de l’organisme, c’était son rôle de gérer cette pression.

Elle peut venir d’en haut, la pression, mais aussi d’en bas, parce que les gens se font dire par leurs gestionnaires : on n’a pas d’équipements. Je l’ai dit plusieurs fois : les équipements, ce n’est pas à nous de les gérer.

Le DJasmin Villeneuve, médecin-conseil à l'INSPQ

Au cours des premières heures de son témoignage, le DVilleneuve est revenu sur les différentes recommandations de l’INSPQ sur le port du masque. En janvier, un premier avis recommande aux travailleurs de la santé de porter le N95.

« Comme on n’avait pas beaucoup d’information, on y est allé avec le principe de précaution », a-t-il indiqué.

Or, ces recommandations ont changé le 18 mars. « On est allé plus pour un masque médical, on a gardé le N95 pour les procédures qui généraient des aérosols », a-t-il indiqué. Un deuxième avis est émis le 18 mars, où on recommande aux travailleurs de la santé de porter le masque en présence d’un cas confirmé. Et puis, le 3 avril, on conseille de porter le masque dans tous les cas où le travailleur de la santé se trouve à moins de deux mètres de l’usager.

« Est-ce que le principe de précaution n’aurait pas commandé qu’on mette ça en place beaucoup plus rapidement ? », a demandé Patrick Ménard-Martin, avocat de six familles de patients morts en CHSLD. « C’est vraiment fin mars, début avril qu’on a vu que c’était très, très rapide. Et c’est là qu’on a dit qu’il fallait mettre le masque. »

Un autre document a été produit, qui faisait le point sur d’éventuelles pénuries d’équipement. On y mentionnait notamment que l’utilisation prolongée ou la réutilisation de certaines pièces d’équipement pouvaient être considérées dans un tel contexte.

Sur le plan général, la culture de prévention et de contrôle des infections était déficiente en CHSLD, a souligné M. Villeneuve. C’est que les deux épidémies qui avaient marqué l’histoire récente du Québec – le SRAS et le C. difficile – avaient eu lieu essentiellement dans des milieux hospitaliers.

« Certains CHSLD n’avaient pas de culture de PCI. Milieux de vie, milieux de soins, ça a été mis en opposition, or, il faut viser à combiner les deux. Oui, la personne, ça devient son milieu de vie, mais elle requiert des soins et il faut pouvoir les dispenser de façon sécuritaire. »