La directive envoyée à la mi-mars 2020 par le ministère de la Santé disant que les transferts de résidants de CHSLD vers les hôpitaux devaient être « évités » a été interprétée de façon stricte par les intervenants sur le terrain lors de la première vague. Mais telle n’était pas l’intention du gouvernement, a affirmé lundi après-midi la sous-ministre adjointe à la direction des affaires universitaires médicales, infirmières et pharmaceutiques, la Dre Lucie Opatrny.

Celle-ci témoignait à l’enquête du coroner qui se penche sur les décès survenus en CHSLD en début de pandémie. La Dre Opatrny a assuré qu’il n’y avait « pas d’interdiction de faire des transferts de patients en CHSLD vers les hôpitaux ». Elle a indiqué que les patients avec une évaluation médicale à l’appui pouvaient bel et bien être envoyés à l’hôpital.

Pourtant, « les gens l’ont reçu comme : on ne transfère pas les gens des CHSLD vers les milieux hospitaliers […] Des gens ont été obligés d’appeler des journalistes pour être capables de faire sortir leur parent vers les milieux hospitaliers. Ce n’est pas anecdotique », a affirmé la coroner Géhane Kamel.

Dans une lettre envoyée au réseau de la santé le 18 mars 2020, le sous-ministre à la santé, Yvan Gendron, écrivait que « le transfert de résidants en CHSLD vers les centres hospitaliers doit être évité et devenir une mesure d’exception ». La Dre Opatrny a reconnu des « écarts » entre les intentions du gouvernement et les interprétations du terrain. Elle assure que la volonté n’était pas d’interdire ces transferts.

« Vous ne pouvez pas blâmer [les employés sur] le terrain d’avoir interprété la directive de la façon qu’ils l’ont fait. […] Ils ont respecté l’essence même de ce qu’était la directive », a affirmé le DJacques Ramsay, qui épaule la coroner Kamel dans son enquête.

Cette dernière a parlé d’un « écart magistral » entre la directive du ministère de la Santé et le terrain. « Avec du recul, quand on regarde la lettre, je pense […] qu’on peut à tout le moins dire que peut-être que ce n’est pas les mots qui auraient dû être utilisés si c’est cette volonté-là que vous vouliez transmettre aux gens de la base. »

La Dre Opatrny a dit qu’elle avait à cette époque « plusieurs réunions » tous les jours avec le réseau. Malgré ça, elle a reconnu qu’il n’y avait « pas la même interprétation partout ».

1200 aînés transférés en CHSLD

La Dre Opatrny a indiqué que le 9 mars 2020, l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) a présenté trois scénarios de projections pour la pandémie de COVID-19 au Québec. Selon le pire des scénarios, si aucune mesure n’était adoptée, le Québec aurait enregistré jusqu’à 35 000 hospitalisations par semaine, alors que le nombre total de lits de soins aigus au Québec est de 18 000. « Ça nous a frappés quand on a vu ça », a témoigné la Dre Opatrny, qui a été mandatée pour « dégager de la capacité hospitalière ». Au plus fort de la crise, le maximum de personnes qui seront hospitalisées au Québec à cause de la COVID-19 sera finalement de moins de 1500.

Mais début mars, on prévoyait plutôt une catastrophe. La Dre Opatrny a précisé que les prévisions de l’INSPQ, combinées à ce qui était observé en Italie, ont poussé le Québec à accélérer le pas dans sa préparation. Des lits d’hôpitaux ont été libérés. Majoritairement en diminuant le volume d’interventions chirurgicales électives. Environ 1200 aînés hospitalisés ont aussi été dirigés en CHSLD. Un nombre pas si élevé considérant que durant la même période de l’année précédente, 900 aînés hospitalisés avaient été envoyés en CHSLD.

La Dre Opatrny a expliqué que le gouvernement prévoyait au départ que le virus entrerait à l’hôpital par les urgences, et menacerait les patients aînés hospitalisés, comme on l’avait vu lors de la crise du SRAS. On croyait donc les protéger en les envoyant en CHSLD.

En mars 2020, les médecins ont eu l’occasion pour la première fois de facturer des actes par télémédecine. « L’idée était d’offrir plus de services », a expliqué la Dre Opatrny. Celle-ci a affirmé que « ce n’était pas la volonté des directives d’empêcher qui que ce soit de se présenter en présentiel ». Entre mars et juin 2020, 45 000 téléconsultations ont été faites à travers le Québec. Mais en CHSLD, la téléconsultation a été l’exception plutôt que la règle, a assuré la Dre Opatrny. Du 16 mars au 10 avril, 6,4 % des services rendus en CHSLD ont été facturés pour des services rendus à distance sur les 5,7 millions d’actes facturés.

L’impact sur les CHSLD redouté dès février

Plus tôt lundi, le directeur national de santé publique du Québec, le DHoracio Arruda, est venu dire que dès le mois de février, Québec savait que les milieux d’hébergement pour aînés étaient à risque si la COVID-19 se répandait de façon communautaire au Québec.

PHOTO JACQUES BOISSINOT, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le directeur national de santé publique du Québec, le DHoracio Arruda

« C’était dans les scénarios que ça allait frapper en CHSLD », a dit le DArruda. Pour lui, l’interdiction des visites décidée à la mi-mars était justement pour « protéger » les milieux de vie pour aînés.

La coroner Kamel s’est dite surprise de savoir qu’il était prévu que les CHSLD soient touchés dès février. « Dans les faits, les milieux hospitaliers, à la mi-mars, ils sont plus que prêts à recevoir les gens. L’équipement est disponible. Les équipes ont été mobilisées. Quand on regarde ce qu’on a entendu depuis février […] ce n’est pas du tout ça en CHSLD… La préparation est zéro et une barre […] C’est une des premières fois que je réalise que ces discussions ont eu lieu avant le 13 mars. C’est un peu troublant… »

Le DArruda a expliqué que compte tenu de ce qui se passait en Italie, il y a eu un « focus sur la réorganisation des systèmes de soins aigus ». La coroner Kamel a exprimé son « malaise », tout en reconnaissant que tout cela dépassait le seul DArruda.

Le DArruda se fiait aux experts

Questionné sur le fait que le Québec a été lent à recommander le port du masque dans les milieux de soins et a longtemps limité le port du masque N95 aux interventions générant des aérosols, le DArruda a affirmé : « Nous faisons nos recommandations sur la base de ce que nos scientifiques recommandent au Québec. » Le DArruda a indiqué qu’il n’y avait « pas encore de consensus » scientifique, notamment sur l’efficacité supérieure du masque N95 par rapport au masque dit « de procédure » en milieux de soins.

La semaine dernière, le DArruda avait aussi expliqué expliqué que la disponibilité du matériel avait été considérée dans ses décisions.

L’enquête de la coroner se poursuivait lundi après-midi et mardi avec le témoignage de la sous-ministre adjointe à la direction générale des aînés et des proches aidants, Nathalie Rosebush.