« On n’est plus dans un CHSLD, on est dans un hôpital de guerre. »

Celui qui parle, c’est Pierre Bélanger, propriétaire de la Villa Val des Arbres à Laval. Vendredi, son établissement était sur la liste rouge des ressources pour aînés : 85 cas officiels, les deux tiers de la clientèle infectée. Huit employés sur dix manquent à l’appel. L’armée a été envoyée en renfort. Chose inédite, la direction du CHSLD a accepté d’accueillir La Presse au front de la bataille contre le coronavirus.

« Ce que vous allez voir, ce n’est pas notre milieu de vie. Il y a des choses difficiles à regarder. Il faut que vous soyez préparés », prévient Mélanie Sagala, infirmière et directrice générale, avant de nous faire franchir la porte de l’une des unités.

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Mélanie Sagala, infirmière et directrice générale à la Villa Val des Arbres

Pour nous rendre jusque-là, il a fallu passer par le « sas », où un gardien de sécurité a supervisé chaque étape de notre décontamination et s’est assuré que nous revêtions tout l’équipement de protection. On se lave d’abord les mains à l’eau chaude et au savon, puis on se départ de nos sacs et de nos manteaux. On enfile une longue blouse blanche par-dessus nos vêtements. On se relave les mains, avec du désinfectant, cette fois. On met ensuite un masque, une visière. Puis encore du désinfectant. Les gants seront enfilés à l’entrée de chaque chambre.

Mélanie entre le code et pousse la porte du premier étage. Devant nous, le couloir est peuplé d’ombres humaines, gantées, masquées, couvertes de la tête aux pieds, qui semblent glisser d’une porte à l’autre.

L’ambiance est étonnamment calme. Presque feutrée. C’est une guerre invisible qui se livre ici. Une lutte silencieuse, menée dans le bruissement des blouses qu’on enlève à la sortie de chaque chambre et le murmure étouffé des voix derrière les masques et les visières. Une bataille de tranchées, sale et éreintante.

Cinquante personnes vivent dans cette unité. Deux affiches sont collées sur la porte de tous ceux qui sont malades. L’une montre un signe d’arrêt rouge avec la mention « Stop COVID-19 ». L’autre rappelle les mesures de précaution. D’autres portes, maintenues fermées, sont complètement vierges. Leur occupant est mort.

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Deux affiches sont collées sur la porte de tous ceux qui sont malades. L’une montre un signe d’arrêt rouge avec la mention « Stop COVID-19 ». L’autre rappelle les mesures de précaution.

« Ici, habituellement, c’est la vie. Il y a des gens qui se promènent partout, qui jasent. Là, c’est vide. On se retrouve dans une zone de guerre », dit Mélanie Sagala en balayant le couloir d’un geste de la main.

Les gens restent alités. À cet âge, il faut quatre jours de réadaptation pour une journée passée au lit. Il y a des gens qui ne remarcheront jamais.

Mélanie Sagala

Personne ici ne prétend que les choses vont bien. Comme dans de nombreux autres CHSLD, les dernières semaines ont été très difficiles. Les employés sont à bout de souffle. Les larmes montent vite. On les verra briller dans les yeux de beaucoup.

Ceux de Mélanie s’embuent lorsqu’elle fait état de la situation désolante. « Ça fait 10 ans qu’on n’utilise plus de mesures de contention physiques ou chimiques chez nous, mais depuis le début de la crise, on n’a pas le choix. On n’a pas assez de préposés pour surveiller les gens. On met des barrières aux portes de ceux qui font de l’errance. On a une dame qui n’arrêtait pas de chuter. On a été obligés de la médicamenter. Leurs droits et libertés, ils n’en ont plus. »

Des familles lui ont demandé d’organiser des conversations vidéo avec leur proche. Le cœur brisé, elle a dû refuser. « Si je faisais ça, il y a quelqu’un qui ne mangeait pas. »

***

Chantal Martimbeau a le masque mouillé de larmes.

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Chantal Martimbeau

Elle sort de la chambre de l’une de « ses » résidantes. Ce qu’elle a vu lui a noué la gorge.

« Elle ne mange plus. Elle se dégrade », souffle-t-elle alors que les larmes recommencent à couler.

Chantal est épuisée. « Au bout », dit-elle. La mort rôde et la préposée aux bénéficiaires sent qu’elle n’a pas de contrôle. Malgré tout, elle a annulé ses vacances pour « rester avec son monde ». Avant que les secours arrivent, ses collègues et elle ont travaillé jour et nuit pour maintenir le navire à flot.

Ce matin, elle a trouvé une dame qu’elle aimait beaucoup morte dans son lit. Une dame avec qui elle avait l’habitude de rire et de danser. « Je l’ai lavée au complet, comme si elle avait été vivante. Je lui ai mis de la crème. Je l’ai dorlotée. »

Voilà 19 ans que Chantal Martimbeau travaille à la Villa Val des Arbres. Jamais elle n’aurait cru voir la résidence ainsi.

C’est pénible. Il y en a beaucoup qui ne mangent pas parce qu’ils sont trop faibles. Ils sont perdus. Ils ne comprennent pas pourquoi ils sont toujours dans leur chambre. Ils ne bougent pas.

Chantal Martimbeau

« Un de mes messieurs est grand et fort. Là, il est rendu comme un petit bébé. »

Bruno Trépanier, lui, fait partie des chanceux. Il n’est pas dans son lit. Dehors, une amie est venue le saluer par sa fenêtre de chambre. Une préposée approche son fauteuil pour qu’il la voie bien, s’assure qu’il est assis confortablement, puis lui passe le téléphone.

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Une amie est venue saluer Bruno Trépanier par sa fenêtre de chambre.

L’homme n’a qu’un filet de voix. « J’ai de la misère à manger. J’ai pas faim. » Au bout du fil, la femme l’encourage. « J’ouvre la bouche, mais ça rentre pas. »

Quelques portes plus loin, Yvette Desharnais fait partie des locataires plus autonomes. Elle est malade, mais n’a pour l’instant aucun symptôme. Elle est habillée, maquillée, souriante. Une vision surprenante dans le contexte, mais qui témoigne que la vie a encore une chance entre ces murs.

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La préposée Altanie Yurs et Yvette Desharnais

« Vous attendez votre fille ? », lui demande la préposée Altanie Yurs d’une voix forte pour être entendue sous son masque. Mme Desharnais acquiesce. Les familles sont nombreuses à visiter leur être cher par la fenêtre. « Avant, je sortais, je me promenais partout. Plus maintenant », dit la vieille femme en soupirant.

***

« Madame ! Madame ! » La voix vient d’une des chambres. Jacqueline Roc, qui fait une tournée rapide pour établir un contact visuel avec tous ses résidants, enfile son équipement à toute vitesse. « Elle m’appelle. Je dois aller la voir. »

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Jacqueline Roc, préposée aux bénéficiaires

Il fait sombre dans la petite pièce. Les rideaux sont tirés. La locataire est encore dans son lit. « Ah, je suis inquiète. Je suis inquiète. » La préposée se fait rassurante. Elle l’aide à s’asseoir, lui place une couverture sur les épaules. Elle compose le numéro de la fille de la dame. La ligne est occupée. Elle essaie une deuxième fois, en vain, puis, débordée, doit continuer sa tournée.

« Ah, je suis inquiète », continue de dire la vieille dame.

L’ennemi est entré au début du mois d’avril. Le premier cas positif a eu l’effet d’un « coup de tonnerre », dit le Dr Ibrahim Kassissia, qui précise qu’une première demande pour l’intervention de l’armée avait été faite dès mars « parce qu’on savait que ça serait une tornade qui tournerait au-dessus des CHSLD et qu’on n’avait pas de plan B ».

Il avait raison. Le jour même où un résidant a été déclaré positif à Val des Arbres, 42 employés qui avaient eu des contacts avec lui ont été placés en quarantaine. La maladie s’est répandue à toute vitesse. Les employés ont été de plus en plus nombreux à tomber au combat. La directive de Québec interdisant les déplacements interétablissements a été le coup de grâce. De nombreux membres du personnel occupaient deux emplois. Ils ont dû choisir. Tout d’un coup, la ressource s’est retrouvée avec 20 % de ses effectifs.

« On avait pris toutes les mesures, martèle Pierre Bélanger. On avait mis fin aux visites deux jours avant que Québec l’impose. Nos employés portaient le masque très tôt, bien avant le premier cas. On avait déjà mis un sas à l’entrée. Mais quand ça prend quelque part, c’est fulgurant. »

Évidemment, la situation a dégénéré.

« On a ici des gens qui ont besoin de 20 minutes pour qu’on leur fasse boire un verre d’eau et d’une heure pour qu’on leur donne une compote. Avec la situation actuelle, on a besoin de deux fois plus de personnel qu’en temps normal », tonne le Dr Kassissia.

« Notre mandat, dit Pierre Bélanger, c’est de leur offrir une belle qualité de vie, de les protéger, de leur donner de la dignité. Et on se rend compte tout d’un coup que sa mission, on ne la remplit plus. »

L’équipe a tout fait. Elle a donné tout ce qui était humainement possible. Les résidants restaient dans leur chemise d’hôpital. On arrivait à peine à leur faire une toilette partielle.

Pierre Bélanger

Pendant que le premier ministre Legault multipliait les appels à l’aide au personnel médical pour les CHSLD les plus touchés, l’équipe désespérait.

Un soir du week-end de Pâques, il manquait tellement de bras que Mélanie Sagala, qui travaille déjà 18 heures par jour, sept jours semaine, a hésité à partir. « J’avais peur de partir et qu’il y ait un feu. Ça aurait été [le drame] de L’Isle-Verte à nouveau. J’essayais d’appeler les pompiers pour les prévenir de notre situation et je n’obtenais pas la ligne, alors j’ai appelé au 911. »

Pierre Bélanger a écrit à la ministre Marguerite Blais pour demander l’intervention d’urgence de l’armée. Quatorze membres des forces, tous formés en soins, sont arrivés cette semaine. Habillés en civil, ils se fondent dans le décor. Mais leur présence est une bouée de sauvetage. « J’ai éclaté en sanglots quand j’ai su qu’ils viendraient. Ça a fait une énorme différence. Ça nous a donné un nouveau souffle. Ils sont super efficaces. Ils gèrent des ailes au complet », vante Mélanie, alors que la sergent Camille Rodier, technicienne médicale, rougit derrière son masque.

« C’est très ébranlant », dit-elle. Elle a trouvé, collé sur la fenêtre extérieure d’une des chambres, un petit mot disant : « Répond à ton téléphone maman » « Mais la dame a de l’arthrite. Elle n’arrive pas à prendre le téléphone. »

Un étage plus haut, la Dre Annik Desfossés est penchée au-dessus du comptoir du poste des infirmières avec une équipe de médecins résidents. Le groupe, cette fois venu en renfort d’un hôpital, discute des cas de la journée et se relaie pour donner des nouvelles aux familles. Dès qu’elle entre dans une chambre pour un examen, la médecin en profite pour donner de l’eau à son patient.

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La Dre Annik Desfossés et une équipe de médecins résidents

« Je vois des gens tellement dévoués », dit la Dr Desfossés, dont les yeux deviennent instantanément humides derrière sa visière. « Ils sont incroyables. Je n’arrête pas de leur dire : ce sont eux qui vont sauver les patients en s’assurant qu’ils sont hydratés et qu’ils mangent. »

C’est bien là le nœud de l’affaire. La crise actuelle est une crise de pénurie de personnel. Et malgré les appels répétés du gouvernement, le manque demeure criant.

Dans une ultime tentative de trouver 100 paires de bras supplémentaires, la direction de Val des Arbres a lancé un appel aux bénévoles. Pour qu’ils ne soient pas « comme des enfants qu’on envoie à la guerre », ils suivent une formation d’une journée.

Jeudi, ils étaient une quinzaine dans un centre de formation continue ouvert seulement pour eux. Masqués, assis à deux mètres les uns des autres, ils se préparaient à « aller au front se battre contre l’ennemi », les a prévenus l’infirmière Brigitte Meunier. « Moi, j’appelle ça la Troisième Guerre mondiale. Et c’est dans les CHSLD que ça se passe. »

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Un groupe de bénévole reçoit sa formation.

Une surveillante d’élèves, une massothérapeute, une agente d’assurances, un retraité, une avocate, quelqu’un du milieu de l’aviation. Tour à tour, ils apprennent à enfiler l’équipement de protection. « J’ai très peur, mais je veux aider », a dit l’une d’elles. « Mes grands-parents sont chanceux, ils sont dans une résidence où il n’y a pas de cas. Je veux aider les grands-parents des autres. Mais j’ai peur d’affronter la réalité », a dit une autre. « Les gens de mon entourage ne sont pas d’accord que je fasse ça, mais pour moi, c’est important », a expliqué une troisième.

Avec cette nouvelle vague de recrues et les forces vives arrivées du réseau de la santé et de l’armée canadienne, Pierre Bélanger souffle un peu.

« Je vois une lumière au bout du tunnel que je ne voyais pas la semaine passée », dit-il.

Consultez la liste détaillant la situation dans les CHSLD