J’ai connu mon amie Manuelle Légaré à travers mes jobs en télé, elle était par exemple la leader des formidables recherches de l’émission Deuxième chance. Manu a été dans la force créatrice de plusieurs émissions de télé comme Tout le monde en parle, où elle est désormais la rédactrice en chef.

Voilà pour les présentations.

Manu est aussi la fille de l’humoriste Pierre Légaré.

Le 5 octobre 2021, le Québec a pleuré la mort d’un humoriste marquant et intelligent, nous avons collectivement souligné le départ d’un véritable philosophe du rire.

La femme et les enfants de Pierre Légaré, eux, ont pleuré la mort d’un homme qu’ils adoraient, mari et père. Un deuil comme tous les deuils, avec ce que cela comporte de tristesse et de regrets, de souvenirs tendres et de douleurs.

PHOTO FOURNIE PAR MANUELLE LÉGARÉ

Manuelle Légaré et Pierre Légaré

Je vous raconte tout cela parce que Manu prépare depuis des mois une pièce documentaire sur l’aide médicale à mourir (AMM) sous l’égide de la compagnie de théâtre Porte Parole (qui nous a donné J’aime Hydro, de Christine Beaulieu).

« L’angle de la pièce, me dit Manuelle, c’est beaucoup les proches, ceux qui restent. J’ai assisté à l’aide médicale à mourir de mon père, je n’ai jamais remis en question sa décision. Mais c’est brutal à vivre, personne ne nous accompagne. Personne ne nous prépare à ça : pour la première fois de l’histoire, ou presque, la famille sait le jour, l’heure et le lieu de décès à venir d’un proche… »

Le malaise évoqué par Manu est tout à fait fondé et répandu. Je ne parle pas du choix qu’un proche fait d’abréger ses souffrances de façon digne, en optant pour l’AMM, je n’ai jamais eu vent de proches qui s’y sont opposés. Non, je parle du malaise de savoir que tel jour, à telle heure, à tel endroit, un être aimé va mourir.

Beaucoup de Québécois sont ébranlés par cette échéance, je me le suis souvent fait dire, ces dernières années.

C’est une échéance qui n’existait pas il y a une décennie, c’est une échéance qui n’existe que très peu à l’échelle du monde – elle n’est pas imbriquée dans l’expérience humaine.

« Je dis souvent que nous sommes l’échantillon du monde à cet égard-là, poursuit Manuelle Légaré. J’aurais voulu qu’on me dise : ‟Ça se peut que tu sois fâchée, que tu sois triste, que tu te sentes laissée de côté, mais c’est… normal.” Il n’y a pas d’accompagnement, enfin, très peu, parce qu’on en a fait un soin, donc la préparation est entre les mains des médecins. Ça commence, on voit qu’il y a des doulas qui accompagnent les familles vers la mort, comme elles accompagnent pour la naissance. »

J’ai appelé Manu parce que j’ai été troublé et fâché par une campagne lancée par un groupe religieux qui vise (comme toujours) l’aide médicale à mourir. Les associations catholiques n’ont jamais été d’accord avec l’avènement de ce soin, ramant contre un consensus qui frise l’unanimité : au Québec, l’appui à l’AMM est constamment au-dessus de 80 %, selon les sondages1.

Le message de ce groupe religieux que je ne nommerai pas (qu’ils achètent de la pub s’ils veulent se faire connaître) roule dans les médias électroniques : « Encourager un proche à ne pas choisir l’aide médicale à mourir, c’est possible ! »

Pensez-y : votre père, votre mère, votre chum, votre épouse, votre fils, votre fille, votre ami(e) est malade, en son âme et conscience a décidé d’opter pour l’AMM, il/elle a peut-être tâté le pouls de ses proches, c’est toujours une décision lourde de sens…

Et là, quelqu’un de votre entourage, poussé par une campagne publicitaire des amis personnels de Jésus, va entreprendre « avec amour et respect » de convaincre cette personne qui est chère de ne pas opter pour l’aide médicale à mourir ?

C’est odieux.

« Je suis totalement contre l’idée de tenter de convaincre quelqu’un de ne pas avoir recours à l’AMM, réagit Manuelle Légaré. C’est sa décision, on ne peut pas se mettre à sa place. Si la personne décide d’avoir recours à l’AMM… On est qui pour tenter de la convaincre ? On ne peut pas mesurer la survie de quelqu’un d’autre. Faire ça, tenter de dissuader quelqu’un de recourir à l’AMM, c’est de l’acharnement pour soi. On a le droit de trouver ça difficile. Mais c’est la plus belle preuve d’amour que de l’accepter. »

Elle a ressenti un malaise à l’idée de savoir le jour, l’heure et le lieu du décès à venir de son père, son héros. Elle voudrait lui dire, encore aujourd’hui, 2 ans, 7 mois et 11 jours plus tard : « Pourquoi pas une heure de plus ? Deux jours de plus ? C’est super tough de penser à ça. Mais au final, on n’était pas dans ses bottines. C’était sa décision. Il avait vécu la chimio, 15 ans avant, et il ne voulait pas revivre ça. »

Mais, me dit mon amie future documentariste, la décision de choisir de mourir est une décision intensément personnelle. On la prend pour soi. Les proches ? Ils doivent en prendre acte, point.

Dans la pièce documentaire que Manuelle prépare (une première lecture devrait avoir lieu à l’automne, je ne vends pas le punch du titre, qui est totalement en phase avec ce qu’était Pierre Légaré), elle donne la parole à plein de gens à propos de cette première décennie d’AMM (le soin est entré en vigueur il y a dix ans).

« Je veux ouvrir une conversation sur l’aide médicale à mourir et sur ceux qui restent, dit-elle. Si nous sommes les champions du monde de l’aide médicale à mourir, peut-on devenir les champions du monde du mieux mourir ? Peut-on apprendre à en parler ? »

Manuelle revient sur son malaise face à l’échéance programmée de son père, en 2021, de savoir le jour, l’heure et le lieu où son père quitterait cette terre. Je la sens encore tourmentée.

« Il faut lui laisser ces derniers moments, on ne peut pas exprimer son désaccord, imagines-tu : ton proche demande l’AMM en sachant que dans la pièce, au dernier moment, quelqu’un lui en veut pour ça ? It’s not about you. Savoir le jour, l’heure et le lieu, c’est une occasion de prendre le temps de s’aimer, de se parler, de régler des choses. D’en faire quelque chose de beau. »

1. Lisez l’article « Les médecins et la population favorables à l’aide médicale à mourir »