L’idée m’est venue pendant un dîner récent dans un restaurant, où je partageais une table avec une demi-douzaine d’inconnus. Le genre de repas semi-exotique, avec plats flambés et acrobaties culinaires, qui aurait dû me remonter le moral.

Il m’a plutôt découragé. Vraiment beaucoup.

À nos côtés : un couple fortuné de Lanaudière. Deux sexagénaires décomplexés, qui ont passé une partie de la soirée à déverser leur fiel sur les « maudits itinérants ».

Ils sont rendus jusque dans le Vieux-Terrebonne !

Ils font venir leurs amis chez nous !

Tous des drogués !

Des sous-humains, à leurs yeux, qui devraient rester cordés dans un enclos à Berri-UQAM ou être déportés vers une île lointaine.

J’ai voulu mettre au moins un visage sur ces milliers d’anonymes qui errent dans les rues du Québec, et qu’on ne remarque souvent même plus.

Si on revenait quatre ans en arrière, Vicky Harvey aurait pu être l’une des sans-abri qui fumaient leur crack dans le Vieux-Terrebonne. Ça, ou la cocaïne, ou l’héroïne, ou n’importe quelle autre des substances qu’elle consommait jour après jour pour engourdir sa douleur.

La femme de 42 ans m’a accueilli dans son lumineux quatre et demie du quartier Saint-Henri, à Montréal, pour me livrer son histoire sans filtre, avec générosité. Vous comprendrez qu’elle s’est sortie de la rue, grâce à un élément crucial que je vous révélerai plus loin.

PHOTO DENIS GERMAIN, COLLABORATION SPÉCIALE

Vicky Harvey a rencontré notre chroniqueur dans son logement du quartier Saint-Henri.

Vicky Harvey me l’a dit à plusieurs reprises : « ça », la drogue, la prostitution, l’itinérance, le chaos, ça peut arriver « à n’importe qui ».

Pour la native du Lac-Saint-Jean, très éloquente et politisée, le lent dérapage commence à 17 ans, après une grossesse inattendue et le transfert du bébé à sa mère. Un « ami » lui fait découvrir la coke, qui devient vite sa drogue de prédilection.

Son parcours des années suivantes ne sera pas linéaire. Il y aura des allers-retours entre la toxicomanie et la sobriété. Des déménagements en Abitibi et dans le Nord-du-Québec, pour s’éloigner des tentations. Un retour aux études. Plusieurs emplois dans des bars et des restaurants, d’autres en comptabilité.

Un saut en politique, même. En 2006, après avoir posé ses pénates dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, à Montréal, Vicky Harvey sera candidate aux élections fédérales pour le Parti libéral du Canada. Elle arrivera au deuxième rang, derrière le bloquiste Réal Ménard.

PHOTO TIRÉE DU FLAMBEAU DE L’EST

Vicky Harvey en 2006, quand elle était candidate pour le Parti libéral du Canada dans Hochelaga

Malgré la drogue et l’alcool qui deviennent de plus en plus envahissants, elle poursuit sa vie « en société » et a un autre enfant. La plupart des gens autour d’elle n’ont aucune idée des démons qui la rongent – entre autres son entourage politique.

La descente a été tranquille, tranquille, tranquille. Ça a pris des années avant que je descende vraiment jusqu’au fond.

Vicky Harvey

La grande cassure se produit à l’âge de 31 ans. Après avoir perdu son emploi en fiscalité, elle devient « barmaid » dans un club de danseuses nues. Puis elle se met à danser. Puis elle commence à se prostituer, pour payer sa consommation grandissante et son proxénète, qui est aussi son conjoint « manipulateur de cerveau ».

C’est à cette époque, enceinte d’un troisième enfant, qu’elle perd son logement pour devenir officiellement sans domicile fixe.

« En six mois, ça va descendre vraiment vite, explique-t-elle. C’est un crash, littéralement. Après des années d’efforts pour garder la tête hors de l’eau, là, le corps n’en peut plus, le cerveau n’en peut plus, et tout lâche. »

Vicky Harvey et moi avons discuté pendant près de deux heures. Elle m’a raconté une foule de détails sur les années qui ont suivi cette grande brisure : la découverte du crack, la vente de stupéfiants, la violence constante, les tentatives de suicide, la prison, la quatrième grossesse…

Elle a fréquenté des refuges pour femmes, dormi dans des entrées d’immeubles, sur des tables de Tim Hortons, sur des sofas d’amis. Une itinérance en bonne partie « invisible », qui n’apparaît pas dans les statistiques.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Vicky Harvey, en février dernier

L’épisode aura duré trois ans, dans son cas.

Le grand déclic s’est fait lorsqu’elle a senti avoir vraiment atteint le fond du baril. Il y a trois ans et demi. Cette fois, elle était « prête » à reprendre sa vie en main.

« J’ai fait mon sevrage à sec, mais je peux te dire que pour une fille qui était capable de boire un 40 onces de Jack Daniel’s, c’est raide, raconte-t-elle avec aplomb. J’aurais pu mourir. J’étais couchée dans un char, mais j’ai eu la sagesse d’appeler l’ambulance. J’ai dit : “Je suis à tel coin de rue, je vous attends là.” »

C’est toute la chaîne d’entraide qui s’est ensuite mise en branle. Un intervenant de rue l’a dirigée vers un sous-sol d’église. L’organisme Le Chaînon a pris le relais. Elle a été hébergée quelques mois à l’Abri d’espoir, un centre pour femmes, avant d’obtenir un logement « transitoire » à la Mission Bon Accueil.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

L’une des résidences de la Mission Bon Accueil

Un vrai logis, où elle aurait pu rester pendant trois ans.

Le fait d’avoir un toit lui a permis de bûcher sans relâche, « comme une fille du Lac », sur sa rémission. Sur l’amélioration de son sort et celui de ses enfants. Elle avait dans sa ligne de mire un immeuble récent de Saint-Henri – « c’est là que je voulais habiter » – où elle a réussi à décrocher un appartement moderne il y a un an et demi.

Elle paie 307 $ par mois, soit 25 % de son salaire, grâce aux subventions gouvernementales pour les gens à faible revenu.

Ma deuxième chance, ça a été le logement transitoire à la Mission Bon Accueil. Ce logement-ci, ça a été mon cadeau. C’est le fruit de mon travail.

Vicky Harvey

La vie se retisse et se reconstruit peu à peu, malgré toutes les pilules qu’elle doit prendre pour gérer son anxiété et son stress post-traumatique. Le combat pour maintenir la sobriété est quotidien. Le café est son nouveau stimulant de choix.

PHOTO DENIS GERMAIN, COLLABORATION SPÉCIALE

Vicky Harvey dans son salon

Vicky Harvey m’a montré fièrement les premiers meubles neufs qu’elle a achetés dans sa vie : des sofas et un « set de chambre ». Elle m’a parlé de son emploi comme pâtissière dans un collège de Montréal, du jardin qu’elle souhaite aménager avec ses voisins, de ses finances…

« Je veux me faire un budget et mettre des sous de côté dans un REER. C’est pas gros, c’est 50 piastres aux deux semaines, mais c’est quand même ça. »

Voilà donc l’histoire d’une personne – « une droguée », comme auraient dit mes voisins de table – qui a joliment repris sa vie en main. Tous les sans-abri n’ont pas cette possibilité : plusieurs souffrent de troubles mentaux graves et d’une kyrielle de problèmes connexes. La réinsertion n’est pas possible pour tous, mais c’est sain de se rappeler une fois de temps en temps que ces multipoqués sont des humains, il me semble.

Car le discours, à mots couverts ou pas, est souvent déshumanisant.

Dans tous les cas, il y a un élément incontournable pour espérer sortir les gens de la rue : l’accès à un logement, qu’il soit autonome ou supervisé par des intervenants.

Nous sommes bien loin du compte.

En savoir plus
  • 10 000
    Nombre de personnes en situation d’itinérance visible au Québec, en octobre 2022
    Source : Dénombrement des personnes en situation d’itinérance visible au Québec
    + 44 %
    Hausse du nombre de personnes en situation d’itinérance visible entre avril 2018 et octobre 2022
    Source : Dénombrement des personnes en situation d’itinérance visible au Québec