Robert Lowe dit toujours : « La vie est belle. »

Il me l’a dit. Ses amis m’ont confirmé qu’il dit ça tout le temps.

Pourtant, Robert Lowe est un de ces hommes qui pourrait dire, comme une célèbre chanteuse acadienne, « Ma vie, c’est de la marde… »

M. Lowe a 71 ans… Enfin, c’est pas clair. Peut-être un peu plus, peut-être un peu moins. Ses papiers indiquent qu’il est né à Montréal en 1952, mais il est possible qu’il soit né à la Barbade, de parents britanniques.

Robert Lowe, c’est le nom que l’État lui a donné à l’âge de 10 ans. Avant, il s’appelait Bobby Lowe Mac Nichols.

Avant, jusqu’à ses 7 ans, il vivait à Montréal avec un homme et une femme qu’il appelait Daddy et Mommy, mais qui n’étaient pas ses parents. À 7 ans, le petit Bobby a retrouvé Mommy morte. Deux jours après, on l’emmenait dans un pavillon de l’Institut Anbar, à Vaudreuil, avec d’autres enfants abandonnés ou orphelins.

Il est « placé », comme on dit. On l’étiquette faussement déficient intellectuel, un stigmate qui le suivra et le plombera une bonne partie de sa vie. Commencera alors, pour Bobby-Robert, le début d’un long séjour dans l’archipel du goulag de l’institutionnalisation.

Plus tard, bien plus tard, on désignera les gens comme Robert Lowe « orphelins de Duplessis », du nom de ces enfants pris en charge par l’État avec l’assistance de communautés religieuses.

Souvent négligés, maltraités et violentés, ils sortiront de ces institutions sans éducation et mal préparés pour la vie1. Les survivants seront (maigrement) indemnisés par l’État des décennies plus tard.

Vaudreuil, Laval, Saint-André, Saint-Jérôme, Carillon, Shawbridge : l’enfant qu’était Robert Lowe est déplacé d’un foyer à l’autre, avec des enfants parfois violents, parfois déficients, souvent malades. Tous abandonnés. Il devient adulte dans cet environnement.

— Comment ça se passait ?

— C’était la loi du silence. Il y avait de la violence, partout. Le personnel envers le groupe. Le groupe sur lui-même.

J’ai lu les les archives d’une commission parlementaire2 de 1984 qui enquêtait sur les services offerts aux personnes atteintes de troubles mentaux. On y entend plusieurs témoins, dont certains évoquent justement les pavillons de cet Institut Anbar, où Bobby-Robert passera 16 ans, jusqu’en 1976.

Extrait 1 : « Vous savez qu’il y a des élèves qui, quand ils sont sortis de Carillon, d’Anbar, savaient jouer aux cartes mais ne savaient rien faire d’autre… »

Extrait 2 : « Anbar avait une spécialisation aussi dans les cas très lourds, ce qu’on appelle un peu les cas “légumes”, je n’aime pas cette expression mais je n’en trouve pas d’autres, les cas profonds ou alités… »

Robert Lowe grandit donc dans cet environnement, sous-stimulé. Pour le système : il est considéré comme un déficient intellectuel, ce qu’il n’est pas. Il a une septième année, comme on disait dans le temps.

Dans sa vingtaine, Robert Lowe a des permissions de sortie de l’institut où il est « sous garde » à Saint-André, dans les Laurentides. Il sort peu à peu du goulag de l’institutionnalisation étatique pour s’intégrer dans le monde libre, où il trouve une autre prison : celle des préjugés.

On lui fait faire des stages, des petits boulots. Partout, il est l’« attardé », on rit de lui, on l’exploite. Il fait de petits boulots, finit par travailler dans un atelier qui fabrique des trophées. Sa vie en société qui commence est une suite d’humiliations.

Il a 24 ans, nous sommes en 1976.

Mais Robert rencontre des gens, il a soif de nouer des liens. Il fait du bénévolat au camp Ozanam, un camp de vacances pour les enfants pauvres, à Saint-Émile-de-Suffolk, dans La Petite-Nation, en Outaouais.

Il doit être attachant : Robert trouve, dans l’ouest des Laurentides, des gens qui l’écoutent, qui voient bien que ce gars-là a du potentiel… Malgré ses tics (il hoche alors compulsivement de la tête), malgré ce faux diagnostic de déficience, malgré sa difficulté à s’exprimer…

Robert Lowe a écrit une plaquette, un petit livre qui relate sa vie, Sortir du silence. Page 20, il parle d’une dame qui lui fait faire de petits travaux, qui l’écoute. Il écrit cette phrase bouleversante : « C’était merveilleux, Mme Fellen me traitait comme un être humain. »

En 1982, l’entreprise de trophées ferme ses portes. À Saint-André, Robert est l’attardé du village. Comment trouver un autre boulot, survivre, vivre ?

Un religieux, le père Réal Pilon, lui dit : « Pars à Montréal, personne ne te connaît là-bas… »

La mère d’une religieuse de sa connaissance le pistonne avec les patrons d’un restaurant de Cartierville qui était jadis une institution dans le nord de Montréal, Le Bordelais. Robert y sera homme à tout faire pendant 35 ans, à petit salaire, jusqu’en 2007, année où il prendra sa retraite.

Au Bordelais, Robert gagnera sa vie. Il apprendra la vie aussi, par exemple à confronter ceux qui se moquent de lui. Il a eu de franches discussions avec des employés qui le trouvaient bizarre, et qui le disaient.

Une de ces interactions le poussera à surmonter ce tic qu’il avait de toujours hocher la tête : « Chaque jour, écrit-il dans son livre, je faisais des efforts pour contrôler les mouvements de ma tête. Après six mois, j’avais réussi. Ça a été une très grande victoire pour moi. J’ai commencé à trouver que la vie était belle. »

En marge de son travail, Robert Lowe continuera à faire du bénévolat. Beaucoup, beaucoup de bénévolat.

Par exemple, Robert n’a jamais cessé de faire du bénévolat au camp Ozanam, où le père Pilon l’avait pris sous son aile.

C’est son amie Diane Bélanger qui me dira, en entrevue, que les vendredis soirs, Robert finissait de travailler au restaurant et qu’il se plantait alors sur le bord de l’autoroute pour aller au camp, sur le pouce, à Saint-Émile-de-Suffolk : « Imaginez, M. Lagacé, me dit Mme Bélanger, faire du pouce pour aller vider les poubelles et faire les lits dans un camp qui accueille des plus mal pris que lui. Je suis une femme généreuse, mais je n’aurais pas eu la force de faire ça… »

Et il n’a jamais cessé le bénévolat : Mon Resto Saint-Michel (un centre communautaire qui fait de la sécurité alimentaire), le camp Ozanam, La Botte de Foin (un lieu de vacances abordables pour familles défavorisées, à Dunham).

Robert Lowe s’implique aussi dans l’organisme ATD Quart de monde, qui lutte contre la pauvreté. C’est là qu’il me reçoit, un peu nerveux, par un matin récent, avec le patron de l’organisme, Daniel Marineau.

Chez ATD Quart de monde, M. Lowe a pris la parole dans des universités populaires. Il a voyagé, il a vu l’Europe. Il me parle de la Belgique, de la France, de l’Allemagne. Il a fait de la coopération humanitaire en Bolivie…

Robert Lowe me parle d’une voix franche, avec un soupçon de timidité.

Je prends des notes, en tentant de ne pas trop laisser paraître que je suis bouleversé par son histoire. Je le suis. Cet homme est un survivant, dans tous les sens du terme.

En mars dernier, M. Lowe a été invité à l’Assemblée nationale, pour y recevoir le prix Hommage bénévolat-Québec. Le député de Rosemont, Vincent Marissal, s’est levé3 à l’Assemblée nationale pour le saluer dans les tribunes, ce jour-là, en disant qu’il était « une inspiration », lui, l’ancien Bobby, abandonné, peut-être né en 1952, et qui ne devait rien faire dans la vie…

Pour l’entrevue, Robert Lowe a apporté son trophée du prix Hommage bénévolat-Québec 2024. « Il est dans ma bibliothèque, me dit-il, à côté de ma médaille du Lieutenant-gouverneur pour les aînés 2018 », reçu en reconnaissance de son travail pour les démunis.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Robert Lowe, avec son prix Hommage bénévolat-Québec

Il me tend le trophée, je le prends, l’admire. Je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a quelques décennies, Robert Lowe fabriquait des trophées pour les autres, en rêvant juste de s’extraire de sa misère.

— Ça vous fait quoi, de recevoir ces hommages, M. Lowe ?

— Ça m’a prouvé que j’avais ma place dans la société, parce que j’avais toujours eu des doutes.

1. Lisez le texte « Il y a 20 ans, Québec indemnisait les orphelins de Duplessis : “Le passé ne pourra jamais être refait” » 2. Consultez le journal des débats du 9 août 1985 3. Regardez l’hommage à Robert Lowe à l’Assemblée nationale