Alors que Christian Dubé se préparait à adopter sous bâillon sa réforme de la santé, le Journal de l’Association médicale canadienne publiait une étude comparative sur l’accès aux soins⁠1. Elle rappelle l’immensité du défi qui attend le ministre.

Par rapport à la moyenne des pays de l’OCDE, le Canada compte moins de lits d’hôpital et moins de médecins – ils sont toutefois payés davantage. Nos budgets servent proportionnellement plus au privé et moins à la première ligne. Résultat : un des pires accès aux soins.

À l’exception de la place du privé, M. Dubé prétend que sa réforme s’attaquera à ces enjeux. Le camp des sceptiques demeure majoritaire.

Le ministre est accusé de proposer un énième rebrassage de structures. Il répond qu’il change plutôt la gestion. Et aussi que l’agence Santé Québec n’est qu’un volet de son plan dévoilé l’année dernière.

À l’époque, il disait s’appuyer sur les divers rapports déposés depuis 20 ans. Leurs recommandations se ressemblaient : renforcer la première ligne, décloisonner les professions, rompre avec la vision hospitalocentriste, partager les données et stimuler l’innovation en incitant les décideurs sur le terrain à appliquer les meilleures pratiques.

Si ce diagnostic fait consensus, le remède de M. Dubé est contesté.

Avec son bâillon, il crée Santé Québec, une agence dotée de son propre conseil d’administration. Elle donne les objectifs au réseau. Les moyens pour y parvenir, eux, seraient ensuite choisis par les gestionnaires sur le terrain.

Si le volet de centralisation ne fait aucun doute, celui de décentralisation reste à prouver. Dans un réseau de 300 000 employés, il ne sera pas simple de passer de la théorie à la pratique.

Changement majeur, Santé Québec deviendra l’employeur unique. Le nombre d’accréditations syndicales passera d’environ 130 à seulement 6. M. Dubé veut plus de « flexibilité ». Ce terme n’est pas aisé à comprendre.

À gauche, c’est synonyme de gestion déshumanisante. À droite, c’est vu comme un remède au corporatisme syndical. Des exemples existent pour accréditer les deux thèses.

À l’heure actuelle, six CISSS et CIUSS ne peuvent pas offrir aux infirmières l’autogestion de leurs horaires. Les syndicats priorisent l’ancienneté. Les nouvelles venues héritent souvent des quarts impopulaires, la nuit ou la fin de semaine, ce qui complique leur recrutement et leur rétention.

D’un autre côté, les syndicats craignent avec raison qu’on ne déplace leurs membres d’un établissement à l’autre, sans formation adéquate et sans égard à leur expertise. Cela risque de les démobiliser encore plus. Avec la hausse des congés de maladie, le Québec ne peut pas se permettre d’écœurer encore plus les soignantes.

Nos médecins sont des entrepreneurs qui choisissent la façon d’organiser leur travail – des exceptions existent pour les omnipraticiens, comme les heures obligatoires à l’hôpital ou en CHSLD ainsi que le programme pour travailler en région. Dans l’ensemble, cette faible reddition de comptes (accountability) nuit à l’accès, selon le Journal de l’Association médicale canadienne.

M. Dubé cherche à inciter les omnipraticiens à prendre plus de patients en charge. La modification du mode de rémunération est encore à l’étude, sans être une promesse coulée dans le béton. Santé Québec aura également le pouvoir de leur imposer une responsabilité collective, par régions, de donner les services.

Le ministre exigera que les médecins spécialistes se partagent mieux le travail eux aussi. Ils auront des « activités particulières » obligatoires. Elles varieront selon les régions et les domaines. Les détails restent à négocier, mais on peut anticiper des quotas de gardes aux urgences ou de patients à prendre en charge.

Pour décloisonner les professions, Sonia LeBel lancera bientôt un chantier. Le but : que les médecins délèguent des actes à d’autres professionnels. Ils auraient plus de temps. Et par ricochet, moins de gens avec des ennuis mineurs se rendraient aux urgences ou à une clinique sans rendez-vous.

C’est aussi à cela que doivent servir les nouvelles cliniques d’infirmières praticiennes. Or, leur implantation est lente et le recrutement aussi. Certaines ont même déjà démissionné⁠2.

Outre Santé Québec, M. Dubé mise sur deux lois récemment adoptées.

Il mettra graduellement fin aux agences privées de placement, mais on ignore comment les syndicats reconnaîtront l’expérience de celles qui souhaitent revenir dans le réseau public.

Il facilitera aussi la numérisation et le partage des dossiers des patients. Ultimement, cela doit mener à « Votre santé », une plateforme unique pour la prise de rendez-vous. Avec les ratés passés en informatique, on croise les doigts.

L’année dernière, M. Dubé a lancé le guichet d’accès à la première ligne (GAP). Depuis, quelque 815 000 patients ont été pris en charge par un groupe de médecine familiale. Or, ce n’est pas parce que leur nom figure sur une liste qu’ils ont accès à un professionnel dans un délai raisonnable. Pour y remédier, M. Dubé présentera un plan d’action au début de l’hiver. Il a déjà dévoilé quelques mesures cet automne, comme offrir des rendez-vous hors des heures normales.

Autre mal à guérir : la paperasse. Selon la Fédération des omnipraticiens, ses membres consacrent le quart de leur temps à des tâches administratives comme remplir les formulaires d’assurance et les justifications d’absence prolongée.

M. Dubé se donne jusqu’à 2025 pour mettre en œuvre l’ensemble de son plan. Pour l’instant, les chiffres ne bougent pas dans la bonne direction.

Il a réduit de 40 % le nombre de patients qui attendent une intervention chirurgicale depuis plus d’un an. Mais il a raté ses cibles pour réduire l’attente aux urgences et la durée des séjours en civière.

Le ministre le reconnaît lui-même, son principal défi sera « l’exécution ». Voilà l’euphémisme de l’année.

1. Lisez l’étude du Journal de l’Association médicale canadienne (en anglais) 2. Lisez « Les deux seules IPS à temps plein claquent la porte »