Il y a une question existentielle à laquelle je n’ai jamais eu de réponse.

Comment peut-on déménager à quelques mètres d’une salle de spectacles ou d’un bar bruyant, en toute connaissance de cause, et espérer un silence aussi absolu que dans une tanière au milieu d’une forêt ?

La réponse relève de l’évidence : c’est impossible.

Ou l’est-ce vraiment ?

J’ai parlé à plusieurs gros noms du nightlife montréalais ces derniers jours, et leur découragement est unanime. La tendance des dernières années favorise nettement les voisins plaignards, souvent même un seul, qui invoquent la réglementation municipale pour entraver leurs activités.

La guerre au bruit est lancée dans plusieurs quartiers traditionnellement animés, et c’est surtout l’individualisme extrême qui triomphe jusqu’ici.

Le cas de la Société des arts technologiques (SAT) est assez révélateur à cet égard.

Pour ceux qui ne la connaissent pas, il s’agit d’une salle multidisciplinaire située sur le boulevard Saint-Laurent, à quelques pas de la rue Sainte-Catherine. En plein cœur du « Red Light », l’un des points chauds des nuits montréalaises depuis plus d’un siècle.

On n’est pas à Saint-Lambert, ici. Ça brasse.

La SAT, donc, a ouvert ses portes en 1996 et tenu au fil des ans des centaines de soirées, qui ont contribué à la réputation de Montréal sur la scène internationale de la musique électronique. C’est aussi un haut lieu de création et de diffusion culturelle, entre autres grâce au dôme « immersif » qui surplombe l’immeuble.

Pas ennuyeux, pour y avoir passé plusieurs soirées mémorables dans mes jeunes années.

C’était incontournable : les condos ont poussé comme des champignons autour de la SAT. Un nouveau voisin, qui a emménagé dans un appartement situé à quelques mètres du fameux « dôme », déteste le bruit.

Il a multiplié les plaintes, ce qui a entraîné plusieurs visites des policiers. Puis un constat d’infraction de 1500 $. Puis la menace d’autres amendes plus salées. Et une interdiction pour la SAT de prolonger ses heures de vente d’alcool dans le cadre du dernier festival MUTEK, pour une seule soirée, en raison de cette vilaine tache à son dossier.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Jenny Thibault, directrice générale de la Société des arts technologiques (SAT)

Bref, un paquet de troubles à cause d’un voisin « quérulent », m’a résumé Jenny Thibault, directrice générale de la SAT.

Elle s’est rendue jusqu’en Cour pour contester la contravention, sans parler des 10 000 $ investis jusqu’ici pour embaucher un acousticien, bonifier l’insonorisation et acheter de nouveaux appareils sonores pour réduire les fréquences basses provenant du système sonore de la SAT.

Ça nous a fait perdre des revenus, causé beaucoup de préjudices, et on a engagé beaucoup de frais.

Jenny Thibault, directrice générale de la SAT

L’issue reste incertaine : c’est « David contre Goliath » dans ce dossier, dit-elle en soupirant.

Les Montréalais qui se plaignent du bruit peuvent se reposer sur une réglementation qui leur est largement favorable. En vertu d’un article controversé, « le bruit produit au moyen d’appareils sonores, qu’ils soient situés à l’intérieur d’un bâtiment ou qu’ils soient installés ou utilisés à l’extérieur », est strictement prohibé.

Ce qui est bien entendu une mission impossible.

Les propriétaires du resto-bar Grenade, rue Ontario, tout près du pont Jacques-Cartier, l’ont appris à la dure cet automne. Un voisin a multiplié les plaintes contre leur commerce ouvert depuis 10 ans, ce qui s’est traduit par plusieurs visites d’inspecteur et une contravention.

Le constat d’infraction de 1500 $, que j’ai pu voir, fait état d’un bruit « audible depuis l’extérieur ». Même s’il a installé des rideaux insonorisant, réduit le volume des haut-parleurs et coupé toute musique sur la terrasse, le copropriétaire Charles Méthot redoute la suite des choses.

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Charles Méthot et Mathieu Boudrias, copropriétaires du resto-bar Grenade

« Il y a eu des bars depuis des décennies dans ce local, avant nous, lance-t-il. Un moment donné, les nouveaux qui viennent dans le secteur doivent s’acclimater à partir de ça. Si demain matin on voulait devenir une discothèque, ce serait à nous de nous acclimater. »

À mi-chemin entre la SAT et le Grenade, en plein cœur du Quartier latin, la question du bruit fait aussi (étonnamment) des vagues. On est ici à quelques pas de l’UQAM, dans l’hypercentre de Montréal, un secteur fréquenté surtout par les étudiants et par un nombre important de sans-abri.

Le Turbo Haüs, un bar-spectacle ouvert depuis cinq ans, a reçu récemment la menace d’un constat d’infraction de 1500 $ en raison de plaintes de bruit d’un voisin. Le copropriétaire Sergio Da Silva ne décolère pas, d’autant plus que la plainte provient vraisemblablement d’un immeuble tout juste aménagé à côté de son commerce.

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Sergio Da Silva, propriétaire du bar-spectacle Turbo Haüs

Le statut de Montréal comme ville festive et créative est plus que jamais « fragilisé » par la hausse fulgurante des loyers et par la saignée des années pandémiques, tonne M. Da Silva. La guerre au bruit ajoute une couche de difficulté supplémentaire.

Il dit ne plus avoir « aucune sympathie » envers les nouveaux résidants intolérants. « Vous pouvez déménager à Candiac, à côté d’un parcours de golf. C’est tranquille. »

Je suis 100 % d’accord.

Si vous vous installez dans le Quartier des spectacles, ou dans le Quartier latin, ou à côté d’un bar bruyant, en toute connaissance de cause, assumez cette décision ou sinon, allez ailleurs.

Vous êtes en ville. Pas en banlieue, et encore moins en forêt.

Plusieurs bars et salles de spectacles sont tombés au combat contre le bruit ces dernières années à Montréal, surtout sur le boulevard Saint-Laurent – la Main. Il y a eu le Divan Orange, le Diving Bell Social Club, Les Bobards, entre autres.

Un autre cas récent a fait la manchette : celui de La Tulipe, dans l’est du Plateau Mont-Royal. La mythique salle de spectacles s’est fait ordonner de baisser le volume par un juge de la Cour supérieure cette année, après une saga ahurissante avec un voisin1.

C’est dans ce contexte précaire et tendu que Montréal déposera bientôt sa première politique sur la vie nocturne, promise depuis la campagne électorale de 2017. La Ville entend réviser du même coup sa réglementation sur le bruit, qu’elle reconnaît être « inadéquate ».

Un projet pilote sera mené à partir de l’été 2024 dans une demi-douzaine de salles de spectacles, afin de trouver le meilleur calibrage pour assurer un « bon équilibre » entre les tenanciers et leur voisinage, m’a expliqué une source proche du dossier.

À très court terme, la Ville envisage de suspendre l’application de l’article le plus litigieux de son règlement sur le bruit, pour les salles de spectacles. Celles-ci pourraient donc poursuivre leurs activités sans craindre de recevoir à tout bout de champ une contravention, d’ici à ce que de nouvelles normes soient édictées.

L’administration Plante compte aussi suivre l’exemple d’autres grandes villes internationales, qui mettent de l’avant le principe de « l’agent de changement ». En gros, cela oblige les nouveaux projets immobiliers construits proche des lieux de diffusion à insonoriser suffisamment leurs unités, et inversement, à forcer les nouvelles salles de spectacles à ne pas déranger leurs voisins2.

Cette politique de la vie nocturne est attendue de pied ferme par le milieu du nightlife. Plusieurs craignent une distinction trop nette entre les salles de spectacles traditionnelles et les bars (beaucoup plus nombreux) qui offrent des prestations en tout genre.

Les détails viendront à la fin du mois ou en janvier prochain.

Il faudra souhaiter que cette politique soit accompagnée d’un plan d’action (très) concret, au-delà des bonnes intentions sur papier.

1. Lisez l’article « Jugement sur le bruit : “La Tulipe est là pour rester” » 2. Lisez le texte « Adoptons le principe de l’agent de changement »