De tout temps, les dictatures ont cherché à réécrire l’histoire à leur avantage. Le régime de Joseph Staline, par exemple, était passé maître dans l’art de retoucher les images qui cessaient de correspondre à la fable soviétique.

Des dignitaires tombés en disgrâce disparaissaient des photos, comme s’ils n’avaient jamais existé. Parfois, c’était Staline lui-même qu’on effaçait de clichés devenus gênants, tel que celui de la signature du pacte germano-soviétique, en août 1939. Quand ce pacte de non-agression entre l’URSS et l’Allemagne nazie a été brisé, deux ans plus tard, Staline a tout simplement été gommé de la photo officielle. Ni vu ni connu. Enfin, c’était l’idée.

Mais on aura beau essayer autant qu’on veut, on n’efface pas l’histoire, même la plus embarrassante.

La ministre Karina Gould, leader du gouvernement à la Chambre des communes, aurait bien voulu faire disparaître la bourde de vendredi, quand les élus se sont levés pour ovationner un vétéran de la Waffen-SS. Elle a proposé, en vain, de retrancher cet épisode des archives du Parlement, comme s’il n’avait jamais existé. On peut fort bien imaginer que Mme Gould, petite-fille de survivants de la Shoah, a été particulièrement meurtrie de se rendre compte qu’elle avait applaudi un nazi et non un héros de la résistance ukrainienne.

PHOTO ADRIAN WYLD, LA PRESSE CANADIENNE

La ministre Karina Gould, leader du gouvernement à la Chambre des communes

Hélas, quoi qu’on fasse, cette bourde spectaculaire restera une tache dans l’histoire politique du Canada. Toutes les excuses, toutes les démissions et tous les déchirages de chemises du monde n’y changeront rien.

Le président de la Chambre des communes, Anthony Rota, n’avait plus le choix. Tous les élus, libéraux compris, l’avaient lâché. Sa démission était inévitable. Son erreur, impardonnable, a fait du Canada une risée planétaire. Elle a contribué à miner la cause de l’Ukraine, qui n’avait franchement pas besoin de ça. L’humiliation est totale et le gâchis, complet.

Dans sa présentation de Yaroslav Hunka, vendredi, M. Rota a salué « un vétéran de la Seconde Guerre mondiale qui a combattu pour l’indépendance ukrainienne contre les Russes ». Spontanément, les parlementaires se sont levés pour applaudir le vieil homme.

Par la suite, beaucoup d’observateurs se sont offusqués de leur inculture. Si Yaroslav Hunka avait combattu contre les Russes pendant la Seconde Guerre mondiale, il devait forcément être du côté de l’Allemagne nazie ! Comment les parlementaires avaient-ils pu l’applaudir ?

C’est facile à dire, après coup. C’est trop simplifier les choses, aussi. Comme les autres, le président Volodymyr Zelensky, qui est juif et a lui-même perdu des membres de sa famille dans l’Holocauste, a chaudement applaudi le vétéran nazi. Peut-on sérieusement l’accuser de ne pas connaître la douloureuse histoire de son pays ?

Lorsque les Allemands ont envahi l’Ukraine, en juin 1941, ils ont été accueillis en libérateurs par une partie de la population, notamment dans l’ouest du pays, annexé à l’Union soviétique deux ans plus tôt.

Mais les réjouissances n’ont pas duré. Le régime d’occupation nazi a massacré 1,5 million de Juifs en Ukraine. Il a déporté 2,2 millions d’Ukrainiens en Allemagne pour les forcer à travailler dans ses usines et ses champs. Il a proscrit les activités culturelles. Bref, l’Ukraine est passée d’un oppresseur à l’autre.

La résistance s’est organisée. Des partisans nationalistes et communistes ont lutté contre l’occupation allemande. Ils se sont aussi battus… les uns contre les autres. Puis, il y avait des Ukrainiens comme ce Yaroslav Hunka, qui ont choisi le mauvais côté de l’histoire. Bref, c’était compliqué.

Alors, ne tirons pas de conclusions hâtives en affirmant que tous les Ukrainiens qui ont combattu l’occupant russe à cette époque-là étaient nécessairement des nazis. C’est un raccourci qui ferait trop plaisir à Vladimir Poutine.

Aux Communes, vendredi, Volodymyr Zelensky a entamé son discours en parlant de l’Holodomor, cette grande famine, provoquée par les politiques de Staline, qui a tué 3,5 millions d’Ukrainiens en 1932-1933.

Le président a souligné que le tout premier monument commémoratif à la mémoire des victimes de l’Holodomor avait été érigé en 1983… à Edmonton. À l’époque, il était impensable d’ériger le moindre monument en Ukraine, encore sous le joug soviétique. Fidèle à son habitude, Moscou taisait scrupuleusement les pans moins glorieux de son histoire.

Aujourd’hui, Vladimir Poutine poursuit la tradition en déformant l’histoire à coup de campagnes de désinformation. Comme Staline avant lui, le président russe n’hésite pas à affubler tout nationaliste ukrainien de l’étiquette fasciste. Il prétend avoir envahi l’Ukraine pour dénazifier ce pays – un pays démocratique dirigé par un président juif, rappelons-le.

La propagande de Poutine est absurde. Mais voilà que le Canada lui donne un nouveau souffle.

La Russie mène une « lutte irréconciliable » contre le fascisme qui « essaie de trouver ses marques au cœur de l’Europe, en Ukraine », a déclaré un porte-parole du Kremlin en réaction au scandale.

Pour l’Ukraine, ce cafouillage est désastreux.

Aux Communes, le président Zelensky a remercié les élus pour leur indéfectible soutien à l’Ukraine, affirmant que le Canada avait « toujours été du bon côté de l’histoire ».

Toujours… sauf une fois au Parlement, constate-t-on aujourd’hui, sans plus savoir où se mettre.

Au nom du Canada, le premier ministre Justin Trudeau doit présenter ses excuses aux communautés juives, au président Zelensky et à son peuple. Admettre son erreur, c’est la seule chose honorable à faire. Il serait vain de chercher à balayer cet évènement honteux sous le tapis ; il est déjà gravé dans les annales.

Note : ce texte a été légèrement modifié par souci de clarté, certains lecteurs ayant pu comprendre qu’il affirmait, dans sa version originale, que Yaroslav Hunka n’était peut-être pas un ex-nazi.