La situation n’est pas seulement inusitée, elle est franchement bizarre.

Un juge de la Cour suprême est accusé d’inconduite pour des évènements survenus en Arizona en janvier. Il démissionne avant même la tenue d’une enquête publique à ce sujet.

Pourquoi partir ?

PHOTO TIRÉE DU SITE DE LA COUR SUPRÊME DU CANADA

Le juge Russell Brown

« Bien que mon avocat et moi-même soyons convaincus que la plainte aurait finalement été rejetée, ce retard persistant n’est dans l’intérêt de personne – ni de la Cour, ni du public, ni de ma famille, ni de moi-même. J’ai donc décidé que le bien commun serait mieux servi par ma retraite, de sorte qu’un juge remplaçant puisse rejoindre la Cour à temps pour sa session d’automne très chargée. »

Le hic, c’est que toute la preuve est maintenant secrète, l’affaire classée.

La plainte contre le juge Brown a été déposée le 29 janvier par un ex-Marine américain de 31 ans, Jonathan Crump. Crump affirme que le juge Brown, en état d’ébriété, a harcelé deux femmes qui étaient en sa compagnie, en les suivant vers leur chambre dans un hôtel de Scottsdale, en Arizona. Brown, nommé en 2015 par Stephen Harper, revenait de prononcer une conférence en l’honneur de Louise Arbour, qui recevait un prix. Crump reconnaît avoir frappé deux fois le juge Brown, mais dit que c’est parce qu’il se faisait étrange et menaçant. Brown dit que l’ex-Marine, fortement intoxiqué, l’a frappé sans la moindre provocation.

La police, appelée sur les lieux, n’a déposé d’accusation ni contre Brown ni contre Crump.

La déclaration de Crump est bourrée de « contradictions flagrantes », selon Brian Gover, avocat du juge Brown. L’homme était ivre et belliqueux, et s’il a appelé la police et porté plainte, c’est pour « prendre l’avance » et éviter d’être lui-même accusé. Selon MGover, les deux jeunes femmes ont publié sur les réseaux sociaux des blagues sur la soirée – dont les frais ont été assumés par l’hôtel. « J’aimerais remercier personnellement le pays du Canada pour ce voyage de filles inoubliable et gratuit », a écrit l’une d’elles, avant d’effacer sa publication. L’autre a publié plusieurs émojis humoristiques pour résumer la soirée.

L’avocat dit que les caméras de sécurité, le barman, l’agent de sécurité, l’appel au 911 et une enquête privée contredisent la version de Crump.

Ça ressemble à une défense. Pourquoi démissionner avant de la présenter ?

Le juge est déjà en congé forcé depuis le 1er février – congé annoncé avec réticence par la Cour suprême seulement le 7 mars. Il en aura encore pour des mois avant d’obtenir une décision.

C’est seulement la semaine dernière qu’un comité de cinq juges en chef de partout au Canada, présidé par la juge Manon Savard, de la Cour d’appel du Québec, a statué sur la nécessité d’une enquête publique. Le juge Brown espérait sûrement que la plainte soit rejetée à ce stade. Il allait plutôt avoir un procès disciplinaire. Si la plainte est retenue contre le juge, il peut être simplement blâmé… ou carrément destitué.

Le seul fait de décider de tenir une enquête publique témoigne de la gravité des faits reprochés et de la qualité de la preuve. Il y en a eu très peu au Canada, et jamais contre une juge de la Cour suprême.

Mais se peut-il aussi que, s’agissant d’un juge à la Cour suprême, le Conseil de la magistrature ait voulu montrer le plus de rigueur possible et juger l’affaire en public ? Excès de zèle ?

On ne le saura pas. La démission du juge Brown ferme son dossier disciplinaire au Conseil. J’ai demandé lundi à avoir accès au rapport du comité d’examen, qui a décidé d’une enquête publique. Histoire de voir la preuve au dossier. Pas possible. « Bien que le Conseil vise la transparence dans ses travaux, maintenant que le juge Brown n’est plus juge, la compétence du Conseil à l’égard de la plainte déposée contre lui a pris fin sous la loi », m’a répondu la directrice Johanna Laporte.

Ce n’est pas ce que j’appelle de la transparence.

Qu’il ait ou non commis une inconduite, en tout cas, on peut reconnaître au juge Brown le mérite de ne pas avoir fait traîner les choses. Il n’a pas imité ces quelques juges d’autres cours accusés d’inconduite qui se sont accrochés pendant des années aux frais du contribuable en présentant des défenses ridicules et ont déshonoré la justice jusqu’à se faire montrer l’inévitable porte qui les attendait.

Mais si, en effet, cette accusation venue d’Arizona est malhonnête, on se retrouve devant un résultat qui n’est pas acceptable. Ce n’est pas une affaire extraordinairement compliquée. Toutes les étapes trop lourdes du processus de plainte (censé être réformé et simplifié, si le Sénat finit par l’adopter), au lieu de protéger le juge, l’ont condamné. Dans une cour de 150 juges, comme la Cour supérieure, on peut se passer d’un juge. Mais à neuf, c’est plus compliqué, d’autant que la Cour suprême ne peut pas siéger à huit : il faut un nombre impair, pour éviter une égalité des votes. Elle siège donc à cinq ou sept. Et comme elle décide d’affaires majeures, il est impératif qu’elle ait des effectifs complets, représentant toutes les régions du Canada.

Le juge en chef Wagner, d’ailleurs, exprime le vœu que le premier ministre déploie « tout le soin et la diligence nécessaires pour nommer un nouveau ou une nouvelle juge de la Cour suprême du Canada dans les meilleurs délais ».

Haha ! Bonne chance ! Le gouvernement libéral s’est montré congénitalement incapable d’effectuer de simples nominations aux cours supérieures dans des délais acceptables. Alors demandez autre chose au père Noël comme cadeau pour 2023, Monsieur le Juge en chef…

En attendant, dans ce cas hautement inhabituel, le rapport d’examen devrait être rendu public. Y avait-il de la preuve sérieuse d’un comportement indigne pour un juge « suprême » ? On aimerait pouvoir se faire une idée par nous-mêmes, avant que tout soit enterré…