L’heure est maintenant venue pour Justin Trudeau de déclencher une commission d’enquête sur l’ingérence chinoise, une vraie, avec à sa tête un juge et les pleins pouvoirs.

L’ironie de l’affaire est que ce gouvernement a un si grand nombre de postes de juge à pourvoir que la situation a atteint un point critique. Tellement que le juge en chef de la Cour suprême, Richard Wagner, a écrit officiellement (mais privément) au bureau du premier ministre le 3 mai, tel que révélé par Radio-Canada.

Le juge en chef de la Cour suprême se trouve à être le « juge en chef du Canada » et, à ce titre, veille à l’état du système judiciaire. Il manifestait sa « très grande inquiétude ». Plusieurs cours au Canada fonctionnent avec un déficit d’effectif de 10 % à 15 %. Depuis, quelques nominations ont été faites ici et là, mais en gros, il ne s’est rien passé. On devine que les délais augmentent, avec des risques sérieux de voir des procès criminels capoter.

Contrairement aux profs et aux infirmières, pourtant, il ne manque pas d’avocats pour vouloir être nommés juges. Les banques de candidats à la magistrature sont pleines. Mais pour une raison mystérieuse (il n’y en a aucune de bonne)… les nominations n’arrivent pas.

Cela s’appelle de l’incompétence.

J’imagine la tête d’un juge en chef à qui on annonce qu’un juge de sa cour est appelé à présider une commission d’enquête… pendant qu’il lui manque 10 juges.

Peut-être suggérera-t-on un ex-juge…

Mais revenons à la commission d’enquête.

Le masochisme, l’autoflagellation et l’humilité sont choses assez peu répandues dans les gouvernements. Généralement, une enquête est demandée par l’opposition sur des agissements de membres du gouvernement, ou sur des faits qui risquent de le faire mal paraître. Une fois l’enquête lancée, personne ne sait où elle aboutira, ce qui en ressortira.

Il y a donc deux grands cas de figure de déclenchement de commission d’enquête : 1) l’impossibilité politique de faire autrement ; ou 2) le pur plaisir de mal faire paraître le gouvernement précédent.

Je ne parle pas ici des commissions techniques sur l’économie ou celles sur la Constitution, la police, les prisons ou les problèmes sociaux, qui ne compromettent pas les politiques personnellement.

Je parle des commissions ayant un aspect judiciaire. Qui touchent à des actions ou des inactions des ministres, des députés, du personnel politique.

On pourrait refaire l’histoire du Canada par ses commissions d’enquête.

En 1873, l’opposition libérale a prouvé que le gouvernement conservateur avait trempé dans une affaire de corruption. George-Étienne Cartier et le premier ministre John A. Macdonald ont reçu des sommes considérables de celui qui a obtenu le contrat de construction du chemin de fer du Canadien Pacifique. Le gouvernement a commencé par créer un comité parlementaire, pour diluer le scandale. Mais ça n’a pas fonctionné. Finalement, Macdonald a dû déclencher une commission d’enquête. On lui a reproché d’avoir choisi des juges amis. Mais la preuve contre lui était accablante et son gouvernement tomba rapidement cette année-là.

C’est un des périls d’une commission d’enquête indépendante : elle signale souvent la fin d’un gouvernement…

Les libéraux de Jean Lesage, eux, à peine arrivés au pouvoir en 1960, ont déclenché une enquête (Salvas) sur la corruption sous l’Union nationale. Beaucoup plus attrayant que de se faire enquêter soi-même.

Plus près de nous, c’est dans un moment de panique que Paul Martin a déclenché la commission Gomery sur le scandale des commandites. Il lui fallait se distancer de l’ère Jean Chrétien, montrer qu’il gouvernerait autrement et qu’il était sincèrement outré par ce système de corruption.

Résultat : le Parti libéral du Canada a été assommé au Québec pendant des années.

Jean Charest, lui, ne voulait rien savoir d’une commission d’enquête sur la corruption dans l’industrie de la construction. Il a créé une escouade de police (Marteau), puis une deuxième (UPAC), et finalement une commission d’enquête… mais sans le pouvoir de contraindre les témoins à se présenter et à témoigner sous serment. La réaction a été vive, au point que trois jours plus tard, France Charbonneau obtenait les pleins pouvoirs d’une commissaire.

Pour en avoir observé plusieurs, je n’ai plus l’enthousiasme d’antan devant ces machines, souvent trop lourdes et coûteuses, aux résultats variables. Je me souviens du regretté Jacques Bellemare, avocat d’un policier dans la commission sur la Sûreté du Québec, qui m’avait dit sarcastiquement : « Bienvenue au refuge Poitras pour avocats nécessiteux ! »

Mais il n’y a parfois pas d’autres moyens de faire le ménage. C’est le cas ici.

Elle sera compliquée, parce qu’il faudra gérer beaucoup de documents secrets et siéger souvent à huis clos. Mais elle aura l’avantage, pour ainsi dire, de ne pas enquêter (pas principalement, en tout cas) sur des actes criminels, ce qui allégera les débats.

L’idée qu’on puisse simplement « remplacer » David Johnston par un autre rapporteur spécial n’a aucun sens. Il n’y a plus d’autre issue qu’une vraie de vraie commission.