Le départ de Marc Lalonde marque la fin d’une époque, celle des grands débats constitutionnels, des affrontements entre poids lourds qui ont le temps de maîtriser leurs dossiers et qui ne reculent pas devant la controverse.

Pour symboliser l’arrivée au pouvoir des francophones à Ottawa, on se réfère aux trois colombes : Pierre Elliott Trudeau, Jean Marchand et Gérard Pelletier. Mais il faut ajouter à cette liste Marc Lalonde. C’était lui, le chef de cabinet de M. Trudeau durant son premier mandat. Une force qui travaillait dans l’ombre. Tous ceux qui lui parlaient le savaient : il avait la confiance du premier ministre, qui ne doutait jamais de l’intellect et de la rigueur de son bras droit.

M. Lalonde n’était pas exactement ce qu’on appelle un homme de terrain. En 1968, il était stratège alors que la trudeaumanie s’abattait sur le Canada. « M. Lalonde m’a parlé de cette campagne. Le chef libéral était une véritable rock star, mais son équipe y contribuait aussi, ce n’était pas entièrement spontané quand de jeunes femmes se jetaient sur lui », se souvient Rémi Bujold, ex-député et président du caucus libéral du Canada.

M. Lalonde était à l’aise dans son rôle initial de conseiller. Il aimait discuter, mais il ne s’abaissait pas pour plaire. Il ne disait pas aux gens ce qu’ils voulaient entendre. La controverse ne l’effrayait pas. Pour cette raison, le premier ministre Trudeau lui confiait des dossiers costauds. Sa liste de ministères impressionne : Finances, Santé, Énergie, Justice et Relations avec les provinces, entre autres.

Toute sa vie, il aura maintenu que le fédéral avait fait ce qui était nécessaire lors de la crise d’Octobre. Il a aussi affronté la tempête avec la politique énergétique nationale qui soulevait l’ire des Albertains. Chaque fois, il le faisait avec une conviction : le Canada est un pays vaste et complexe et des compromis impopulaires sont requis pour en assurer l’unité.

Il a toujours défendu son héritage. Par exemple, en 2020, il maintenait encore que c’était la chute mondiale du prix du baril de pétrole, encore plus que sa politique, qui expliquait les misères vécues à l’époque par l’Alberta.

Le député d’Outremont était un homme de principe. Qu’on partage ou non ses convictions, une chose est indéniable : il prenait le temps de réfléchir, et quand il fallait agir, il ne clignait pas des yeux. Cela le rendait impatient face à ceux qui ont pour profession de critiquer sans jamais se salir les mains.

C’était avant les réseaux sociaux, avant que les politiciens se fassent questionner sur une nouvelle quelques minutes après l’avoir apprise, avant qu’une réponse de 17 secondes soit jugée longue.

En 1979, les libéraux perdent. À peine 10 mois plus tard, les conservateurs sont renversés et M. Trudeau revient au pouvoir. André Pratte était alors journaliste. « À la soirée électorale, je lui avais demandé ce qu’il retenait de cette année. Il m’a répondu : ‟c’est facile d’être dans l’opposition, et c’est difficile d’être au gouvernement… » »

La politique pouvait être très dure. Malgré tout, un certain respect mutuel existait parfois entre rivaux.

« Tout l’opposait à Jacques Parizeau. Mais quand ils étaient tous deux ministres des Finances et qu’ils renégociaient ensemble les transferts fiscaux, ils ont développé une improbable complicité à cause de leur maîtrise commune du dossier. C’était fascinant à voir », se rappelle André Pratte.

Malgré sa relation intime avec Pierre Elliott Trudeau, il l’appelait toujours, avec déférence, « monsieur le premier ministre ». Ceux qui lui parlaient le savaient : c’était le genre d’homme qui pouvait dénouer les nœuds. M. Bujold lui attribue entre autres un rôle déterminant dans la création de l’Institut Maurice-Lamontagne, où la recherche de pointe sur l’océanographie se fait en français à Rimouski.

Durant le dernier mandat Trudeau, de 1980 à 1984, il avait la difficile tâche de maintenir la cohésion dans le caucus du Québec – les libéraux avaient gagné pas moins de 74 des 75 sièges de la province. Lors des négociations pour rapatrier la Constitution, ce n’était pas simple. S’il s’y consacrait, c’est parce que ce n’était pas pour lui un simple métier.

Peu après la défaite libérale en 1984, il fonde le club Laurier pour récolter des dons pour son parti. Et même s’il travaillera ensuite comme avocat et administrateur en plus de servir comme conseiller pour des pays en voie de développement, il restera toujours intéressé aux débats politiques.

Je me demande ce qu’il penserait de l’évolution de la politique, de la vitesse folle à laquelle les sujets sont abordés, vidés puis oubliés aujourd’hui. Avec lui s’éteint une certaine façon de faire de la politique. Rude, parfois impitoyable, mais jamais irréfléchie ou innocente.