Le phénomène tient du miracle, mesdames et messieurs.

Jeudi, la rue Sainte-Catherine, aussi appelée la mer Orange, s’est ouverte comme la mer Rouge devant Moïse.

Elle était étranglée par un long garrot de cônes orange depuis des mois et des mois, entre Atateken et Papineau, sans qu’on sache trop pourquoi.

Il y avait bien un petit bout de chantier ici et là. Mais sur l’essentiel du parcours, c’est-à-dire presque 10 rues, il y avait des cônes. Et des cônes. Pis encore des cônes.

Et pas de travaux pour aller dedans.

(On devrait d’ailleurs dire « cylindre orange », géométriquement parlant ; le vrai « cône orange » a presque disparu au profit de ces tubes rayés.)

Bref, la rue Sainte-Catherine Est était jusqu’à la semaine dernière comme plein, plein, plein de rues de Montréal : à moitié fermée pour rien. Pour e-rien. Si vous n’avez jamais vu ça, vous êtes présumé n’être pas venu à Montréal depuis la mort de Camillien Houde.

Pourquoi ont-ils disparu ? Parce que Valérie Plante a finalement décrété la veille que les cônes seront dorénavant installés pas plus de 24 heures avant le début d’un chantier. Et n’y resteront pas plus de 24 heures après la fin d’un chantier.

Le nombre d’années qu’il a fallu pour que cette simple, minimale, minuscule mesure de bon sens soit décrétée est en soi un condensé de notre incompétence municipale. Une incompétence qui a traversé toutes les administrations depuis qu’on s’est mis à regarder sous l’asphalte pour voir l’état pitoyable des infrastructures. Je veux dire : à peine une génération.

Le problème existait sous l’administration corrompue de Gérald Tremblay. Il a perduré sous celle de Denis Coderre. Tellement, que Valérie Plante a promis pour être élue en 2017 d’être « la mairesse de la mobilité ».

À mi-chemin dans son deuxième mandat, il était temps qu’elle commence à le montrer.

Je précise tout de suite ceci : encore plus que les cônes orange, je suis agacé par les lamentations hargneuses au sujet des cônes orange. Elles émanent souvent de gens qui n’aiment tout simplement pas Montréal, se plaignent sans arrêt de sa « saleté », et semblent ne venir en ville que pour la haïr un peu plus, confirmer qu’on ne « s’y reconnaît plus » et que « y a plus moyen de parler français ».

Je ne suis pas là.

Les mêmes gags, plaintes et hurlements au sujet des mêmes cônes nous proviennent de toutes les grandes villes canadiennes. Toronto vit son « enfer » de la construction régulièrement, comme Vancouver, etc.

En fait, toute l’Amérique du Nord est à reconstruire. La plupart des infrastructures ont été construites dans les années 1950 et 1960. Elles n’ont pas été entretenues correctement, car il est toujours plus payant de construire une nouvelle route que d’en réparer une. Le Council on Foreign Relations américain1 rapporte que l’état des infrastructures américaines était passé de D+ à C- entre 2017 et 2021. C’est mieux… mais c’est encore mauvais. Et la situation est pire qu’au Canada, d’après ces évaluations.

Montréal n’est donc pas la seule ville à faire face à une orgie de chantiers depuis 20 ans… et pour les 20 prochaines années au moins.

Il faut aussi y voir une preuve d’activité économique, pas de déclin : la plupart des chantiers qui nuisent au trafic, nous dit la Ville, sont des constructions privées.

OK, les Montréalais ont compris tout ça : il y aura des chantiers.

Le problème, c’est pas les chantiers… c’est les rues bloquées… pour PAS de chantier.

Longtemps, j’ai fantasmé de me promener en voiture avec Valérie Plante dans Montréal. Juste pour lui montrer ça : les cônes orphelins de chantier. Trop tard. Elle a finalement compris. Elle appelle ça maintenant les « chantiers fantômes ».

Car c’est une compagnie de cônes et de surveillance qui les installe, et c’en est une autre qui fait les travaux. Alors si on commande les cônes pour le 7 mai, mais que les travaux commencent trois semaines plus tard, ben… les cônes sont là.

Quelqu’un, quelque part, a compris qu’on peut coordonner l’arrivée des cônes avec le début d’un chantier. Sans doute grâce à un algorithme complexe. Ou un courriel. Va savoir.

Je veux qu’on trouve cette personne géniale et qu’une rue porte son nom.

Ah, et s’il vous plaît, ne repartez pas sur le dos des cônes la querelle chars-bicycles.

Une rue bloquée pour rien, pour e-rien, ne nuit pas seulement aux automobilistes. Elle nuit aux cyclistes. Aux piétons, qui sont encore plus en danger de se faire rouler dessus à force de trouver un trottoir « ouvert ». On a beau avoir des bus hybrides, s’ils sont pognés dans le trafic, ça n’aide ni la planète ni l’attrait du transport collectif.

Ça nuit aussi aux commerces, évidemment. À l’économie. À la réputation de cette ville autrement merveilleuse.

Mais tout ça, c’est fini, n’est-ce pas ? La Catherine s’est ouverte, on ne la fermera que pour la guérir, hein ?

Sonnez, cloches de la ville, la Loi des 24 heures est maintenant gravée dans la pierre grise de Montréal !

Alléluia, je dis.

1 Consultez le rapport du Council of Foreign Relations : « The State of U.S. Infrastructure » (en anglais)