Il faudra réviser les manuels de politique.

Les gouvernements minoritaires ne sont pas toujours des sources de lenteur et de blocage. Ils agissent parfois aussi vite et cela coûte cher, comme le montre le nouveau programme fédéral de soins dentaires.

Mardi, le directeur parlementaire du budget a mis en garde contre le risque de fraudes.

Ce scénario est exactement celui qui inquiétait des libéraux. L’été dernier, des sources confiaient à La Presse que le programme de soins dentaires était élaboré dans la précipitation.

Il y a un an, Justin Trudeau concluait une entente avec Jagmeet Singh. Le chef néo-démocrate s’engageait à accorder sa confiance au gouvernement minoritaire libéral. En échange, le premier ministre promettait d’adopter des mesures chères au Nouveau Parti démocratique (NPD) comme la gratuité des soins dentaires pour les Canadiens à faible revenu (moins de 90 000 $ pour un ménage).

Le calendrier était serré : les soins devaient être gratuits pour les 12 ans et moins dès 2022. Les aînés et les adolescents devaient suivre d’ici la fin de 2023, puis l’ensemble de la population à faible revenu avant 2025.

La santé est une compétence des provinces. Or, l’échéancier était trop serré pour s’entendre avec elles.

Le fédéral a donc créé un programme temporaire. Il utilise l’Allocation canadienne pour enfants pour déterminer les familles à faible revenu. L’Agence du revenu du Canada (ARC) fait ensuite le versement. La famille reçoit le chèque avant le rendez-vous. Et elle touche le maximum, même si la somme dépasse les frais dentaires.

L’ARC demande de garder les factures. Elle peut vérifier si les soins ont été obtenus et si l’enfant était déjà couvert par un régime privé ou par le programme de la province – par exemple, au Québec, les enfants de 10 ans et moins ne payent pas pour les examens, les obturations et les extractions.

Mais comme l’a bien démontré la vérificatrice générale, les filets de l’ARC sont troués. Dans un rapport sévère déposé l’automne dernier, elle pointe près de 27 milliards de dollars en fonds qui auraient pu avoir été envoyés durant la pandémie à des individus et des entreprises qui n’y étaient pas admissibles.

Certes, le programme de soins dentaires est plus circonscrit et simple à gérer que la Prestation canadienne d’urgence (PCU) créée durant la pandémie. Les abus seront moins nombreux. Mais ils seront néanmoins facilités par un échéancier ayant plus à voir avec la stratégie politique qu’avec la planification méticuleuse.

Ce dossier ne montre pas seulement les risques d’un gouvernement minoritaire. Il révèle aussi les valeurs des partis.

Pour les libéraux et néo-démocrates, la principale injustice est que des Canadiens n’aient pas accès à des soins dentaires, par manque d’argent ou parce qu’ils n’ont pas de régime privé au travail. Et en effet, ils sont nombreux. Au Québec, près d’un citoyen sur quatre se serait déjà abstenu de visiter le dentiste pour des raisons pécuniaires.

Le gouvernement Trudeau aurait pu demander aux familles d’envoyer une facture de leurs soins dentaires, puis rembourser ensuite la somme payée. Mais il craignait que certaines familles n’aient pas les moyens d’avancer la somme.

M. Trudeau aurait pu conclure une entente avec les provinces, mais il anticipait que ce serait trop long. Selon M. Singh et lui, les individus dans le besoin méritent une aide dès maintenant. La preuve, selon eux : 230 000 enfants ont déjà profité du programme depuis décembre dernier.

Pour le Parti conservateur, l’injustice est ailleurs. Il croit aussi à l’équité, mais il la conçoit autrement. À ses yeux, il serait inéquitable qu’un citoyen obtienne de l’argent de l’État auquel il n’a pas le droit. Cela léserait le contribuable qui finance ces largesses par ses impôts.

La droite préfère que l’État réduise son empreinte et redonne de l’argent aux citoyens pour qu’ils fassent leurs propres choix. La gauche croit quant à elle qu’il est plus structurant d’offrir des services essentiels comme des soins de santé. Elle agit sur l’offre, en ciblant de préférence les gens dans le besoin.

Rêvons un peu… On devrait pouvoir sortir de cette dichotomie pour que la générosité ne se fasse pas aux dépens de l’efficacité. Et si les provinces géraient elles-mêmes ce système, ce miracle serait moins improbable.

C’est d’ailleurs ce que recommandaient l’automne dernier des groupes comme Médecins québécois pour un régime public ainsi que le Collectif pour un Québec sans pauvreté.

Cela ramène à un problème plus vaste : on veut financer plus de services tout en constatant que les moyens manquent pour offrir ceux qui sont déjà garantis par le public.

La couverture du public est incomplète, mais concevoir des programmes dans la précipitation n’aide pas à en colmater les brèches.