Après l’entrevue, Geneviève Elie m’a écrit. Elle sentait qu’elle n’avait pas bien répondu à une de mes questions sur sa fille.

« Vous m’avez demandé de vous parler d’Isabelle.

« Sa couleur préférée était le mauve, elle rêvait d’aller à la maternelle, elle adorait quand il pleuvait parce que mettre ses bottes de pluie et sauter dans les flaques d’eau lui procurait un bonheur inouï, elle aimait jouer avec ses “bébés”, des poupées dont elle prenait grand soin.

« Elle nourrissait sa petite sœur à la cuillère quand cette dernière était bébé et elle replaçait la suce dans sa bouche pour ne pas qu’elle pleure.

« Elle aimait nager l’été.

« Elle était douce, bienveillante, intelligente et merveilleuse. »

Isabelle est morte à l’hôpital Saint-Justine, en 2014, des complications d’une maladie cardiaque au nom aussi horrible – cardiomyopathie spongiforme dilatée – que l’idée qu’une enfant de 3 ans et demi meure si jeune…

Sans oublier une ischémie non diagnostiquée.

Et pour ajouter à l’ignominie, Geneviève était enceinte de sa troisième fille, Eléonore.

Isabelle, c’était une petite fille merveilleuse, me dit-elle. Une grande sœur extraordinaire pour Alice. C’était… C’était toute ma vie.

Geneviève Elie

Quelques fois par année, Geneviève va se recueillir avec ses filles sur la tombe d’Isabelle.

Le dimanche de la fête des Mères. Le 9 octobre, jour de sa mort. La veille de Noël. Et le jour de naissance d’Isabelle, le 22 février.

Appuyons sur Pause pour un peu de contexte, ici.

Sans contrat de travail depuis quatre ans, les 90 syndiqués de l’entretien extérieur ont déclenché une grève en janvier 2023. Sans contrat de travail depuis cinq ans, les 17 syndiqués des bureaux ont déclenché une grève en septembre 2022.

Martin Petit, délégué syndical des employés d’entretien, m’a parlé d’une négociation qui n’en est pas une : « Ils mettent des choses sur la table, et leur “négo”, c’est que c’est à prendre ou à laisser… »

J’aurais voulu parler au président d’administration de la Fabrique de la paroisse Notre-Dame, le curé Miguel Castellanos, qui chapeaute le cimetière Notre-Dame-des-Neiges. J’aurais voulu parler à Jean-Charles Boily, chef de la direction de la Fabrique.

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE LA FABRIQUE DE LA PAROISSE NOTRE-DAME

Le curé Miguel Castellanos

Sans succès : mes demandes d’entrevue sont restées lettre morte.

Voilà pour le contexte, qui va éclairer la suite de la chronique.

Le 22 février dernier, Isabelle aurait eu 12 ans.

À 16 h 20, ce jour-là, Geneviève s’est présentée avec ses filles à la guérite, sur le chemin de la Côte-des-Neiges. Les portes grillagées étaient fermées. Geneviève a trouvé cela bizarre : c’est ouvert jusqu’à 17 h, d’habitude…

Un gardien assis dans une voiture en est sorti pour venir rencontrer Geneviève à la porte. C’est fermé, on n’admet personne, il y a une grève, la direction a décidé de fermer le cimetière.

« Je comprends, a répondu Geneviève, mais c’est la fête de ma fille décédée. C’est vraiment important pour nous d’aller se recueillir sur sa tombe, monsieur…

— Je peux rien faire. »

Là, Geneviève s’est mise à pleurer.

Le gardien : « Vous êtes pas la seule, toute la journée, j’ai eu des gens qui pleuraient… »

Désemparée, Geneviève est retournée dans sa voiture. Le gardien a fait de même. Elle a réfléchi un instant. Il n’était pas question qu’Isabelle soit abandonnée le jour de son 12e anniversaire. Elle a dit à Alice et à Eléonore : « On y va, les filles. »

Geneviève et ses filles se sont donc faufilées dans l’espace entre les grillages et le sol, en rampant, avant de commencer à marcher vers la tombe d’Isabelle.

Les Pinkerton du cimetière Notre-Dame-des-Neiges, eux, sont sortis de leur torpeur – enfin de l’action ! – et deux voitures (deux !) ont pris en chasse les vilaines contrevenantes en roulant derrière elles à basse vitesse…

Un gardien du cimetière, de sa fenêtre de char, s’est mis à abreuver Geneviève de reproches : « C’est horrible, ce que vous faites ! C’est illégal ! Il va y avoir de graves conséquences ! »

Et : « C’est dangereux ! »

Là, Geneviève a oublié qu’elle tremblait : « Dangereux ? Comment ? Pourquoi ? »

Mais le cerbère des lieux répétait, comme un robot : « C’est dangereux, c’est dangereux ! »

Geneviève a répliqué : « Ça fait des années que je viens, j’ai jamais été en danger et… je vois à peu près jamais de gardiens ! »

Les gardiens se sont mis à appeler des renforts, refusant de les lâcher, tout en disant à Geneviève qu’elle mettait ses filles en danger.

Eléonore et Alice ont justement commencé à être effrayées à force de se faire dire que leur mère les mettait en danger…

Geneviève a décidé de rebrousser chemin.

Et pour la première fois depuis le 9 octobre 2014, Isabelle n’a pas eu de visite, le jour de sa fête.

J’ajoute que Geneviève et le père de ses enfants, Marc, ne sont plus ensemble. Le père va au cimetière, lui aussi, et il n’est pas rare qu’il se bute à des portes fermées, conflit de travail ou pas.

On me dira que le règlement, c’est le règlement.

Bien sûr.

Mais je comprends mille fois plus cette mère qui veut saluer sa fille que les patrons de la Fabrique de la paroisse Notre-Dame qui ont transformé le cimetière en petit Guantánamo, punissant les familles endeuillées.

Pour le curé Miguel Castellanos, grand boss de la Fabrique de la paroisse Notre-Dame, question : Est-ce vraiment nécessaire de punir les familles de défunts pour ce conflit de travail ? Quel est le grand danger qui guette les proches endeuillés qui veulent aller se recueillir sur la tombe d’un être aimé et jamais oublié ?

J’ai consulté le site du cimetière, monsieur le curé. Évoquant la grève des employés, le texte dit : « Le Cimetière accueille uniquement les familles endeuillées qui ont rendez-vous pour une inhumation ou pour un service de crémation… »*

Bref, monsieur le curé Castellanos, quand les clients veulent entrer au cimetière pour un service payant, là, on les admet, c’est ça ?

Mais si c’est pas payant, comme aller se recueillir sur une tombe, là, ce que la Fabrique dit aux familles, c’est bien simple : f*** you.

Ah, je suis vulgaire ?

Pas autant que cette mise sous verrou des morts, mon père.

Pssst, Geneviève…

Je suis sûr de deux choses.

Un, je pense à vous et vos filles qui rampez sous les grillages pour essayer de vous rendre jusqu’à la tombe d’Isabelle, et, mon Dieu, c’est d’une beauté émouvante, ce geste, madame. Ne le regrettez pas.

Deux, votre Isabelle sait que vous avez tout essayé, le 22 février. Et ça n’est pas parce que je ne peux pas le prouver que ce n’est pas vrai…

* Le Cimetière accueille uniquement les familles endeuillées qui ont rendez-vous pour une inhumation en mausolée ou pour un service de crémation. Ces familles sont admises par l’entrée principale du Cimetière, sur le boulevard de la Côte-des-Neiges. Aucune inhumation en terrain n’est possible en ce moment.