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Au cœur du litige opposant Radio-Canada au CRTC, évoqué jeudi dernier par Mario Girard1, il y a ce fameux « mot qui commence par un N ».

Un mot qui fait débat chaque fois qu’il est prononcé, comme c’est le cas avec cette cause entendue en Cour d’appel fédérale, et comme ce fut le cas après la suspension d’une journaliste par la CBC, après celle d’une professeure par l’Université d’Ottawa, ou après le dépôt d’une pétition exigeant le renvoi d’une professeure de l’Université Concordia.

Les mêmes questions reviennent ainsi en boucle. Peut-on encore utiliser ce terme ? Dans quel contexte, dans quelles circonstances, avec quel avertissement ? Ou est-il devenu tabou et, avec lui, le livre Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières ?

Ces questions sont certes pertinentes, mais soyons honnêtes : le débat fondamental est ailleurs.

Ce n’est pas de savoir si on a le droit d’utiliser ce mot en particulier, mais plutôt de savoir s’il existe un droit sacré de ne pas être offensé.

On parle en effet du mot « N**** » aujourd’hui, mais ce sera demain un autre mot choquant. Et pour d’autres, ce sera une photo offensante ou un sketch humoristique particulièrement acerbe.

La tendance aujourd’hui n’est plus de débattre de ce qui dérange, mais d’exiger la disparition immédiate de la source du malaise.

Et en guise de réponse, dans l’autre camp, on réagit en réclamant le droit d’utiliser ces mots qu’on cherche à censurer, ces paroles qui blessent, ces expressions qui peuvent être perçues comme racistes ou sexistes.

« D’un côté, la liberté d’expression sert à cautionner des propos abjects ; de l’autre, elle est contestée dans son principe par l’activisme de censeurs qui veulent faire la loi en matière d’expression publique », fait remarquer Monique Canto-Sperber, dans un livre incontournable publié cette année2.

Face à un tel débat, la philosophe française rappelle l’importance de « sauver la liberté d’expression » et se range derrière ce qui peut sembler être « un usage agressif de la parole ».

Tous les mots et propos devraient être admissibles, à ses yeux, « sauf s’ils n’ont d’autre but que de faire taire et d’anéantir tout débat ».

Elle prêche ainsi pour une liberté qui n’est pas celle d’injurier ou de diffamer, mais bien de dire, d’exprimer, d’oser une diversité de points de vue, d’écouter… et de répliquer en cas d’offense.

Bien plus que la censure et l’annulation, l’usage de la parole publique permet d’évoluer collectivement vers le débat et une utilisation responsable et parcimonieuse des mots chargés et des propos blessants3.

C’est ce qui a fait pencher la Cour suprême du côté du droit d’exprimer des croyances, des opinions « et toutes les expressions du cœur ou de l’esprit, aussi impopulaires, déplaisantes ou contestataires soient-elles ».

C’est aussi ce qui lui a fait dire, dans l’affaire Mike Ward, que « la protection d’un droit de ne pas être offensé […] n’a pas sa place dans une société démocratique ».

Et c’est, par exemple, parce qu’on a nommé la chose et compris ses conséquences qu’ont disparu, à une autre époque, certaines insultes homophobes répandues… non pas parce qu’on a exigé leur censure, qu’on a annulé la conférence d’une personne dont on n’aimait pas le propos ou qu’on a multiplié les blâmes comme celui du CRTC.

Quand on décortique d’ailleurs la plainte à l’origine du blâme fait à Radio-Canada pour l’utilisation du mot controversé à l’émission 15-18, on voit tous les dangers d’accorder à chacun un droit de veto sur ce qui se dit et se tait.

Le plaignant, cité par l’ombudsman de Radio-Canada, a soutenu que « la dynamique permettant à Simon Jodoin et Annie Desrochers de faire usage des mots nègre et niggers en ondes, en toute impunité, révèle des éléments inhérents au racisme systémique ».

L’accusation est grave. Et pourtant, à l’écoute, il est évident que le mot a été prononcé dans un souci d’explication et de pédagogie : une première fois pour camper le sujet, une deuxième fois pour en saisir le sens en anglais, et deux autres fois pour citer le livre de Vallières. Nulle trace de racisme là-dedans.

Mais voilà justement ce que permet d’éviter une liberté d’expression aussi étendue que possible : pour que ça ne soit ni mon interprétation de l’émission qui prévale ni celle du plaignant.

Car on ne peut attribuer un contrôle de la parole à des individus, selon le degré d’indignation ou de vertu de leurs revendications.

On ne peut attribuer à chacun un droit de veto sur ce qui se dit et ce qui doit être tu, en fonction de son vécu ou de son expérience.

Bref, on ne peut privatiser la définition des limites de la parole en accordant à chacun un droit de ne pas être offensé.

1. Lisez la chronique de Mario Girard

2. Sauver la liberté d’expression, Monique Canto-Sperber, Espaces libres, 2022.

3. Lisez le calepin de François Cardinal à ce sujet