Elle s’appelle Laurence Gratton. Alors qu’elle était étudiante en enseignement à l’Université de Montréal en 2015 et 2016, elle a commencé à se faire harceler en ligne. Elle n’était pas seule : plusieurs étudiantes de sa classe recevaient le même type de messages, tous menaçants.

Les messages étaient toujours envoyés de faux comptes.

L’histoire de Laurence Gratton est dans le récent documentaire Je vous salue salope sur les cyberviolences ciblant les femmes au Canada, en France, en Italie et aux États-Unis.

Dans l’histoire de ces étudiantes de l’Université de Montréal, non seulement elles étaient menacées, mais elles avaient aussi acquis la certitude que la personne qui les avait ciblées était… dans leur classe.

Il a fallu des mois de démarches et de recherches pour que leurs craintes soient prises au sérieux. Du côté de l’Université, rien à faire, on considérait que c’était un litige privé. Du côté de la police, il a fallu beaucoup d’insistance pour qu’enfin, le SPVM prenne les choses en main.

Le harceleur a fini par être arrêté. C’était en effet un étudiant dans le même programme que ses cibles. Il a plaidé coupable en 2018 après 116 jours de détention provisoire, en plus de promettre de se plier à une brochette de conditions, comme celle de faire une thérapie.

L’enquête du SPVM s’est concentrée sur ce que le harceleur a fait subir à trois des étudiantes. Laurence Gratton n’était pas du nombre, mais elle a fourni de la documentation à l’enquêteuse, en plus de l’accès à ses comptes. L’affaire a laissé Laurence profondément perturbée : on parle d’années à se faire harceler et menacer.

Après 2018, Laurence n’a plus jamais été inquiétée en ligne…

Jusqu’à ce que le film Je vous salue salope sorte en salle.

En effet, le 31 octobre, Laurence a reçu un message de menaces et d’insultes. Une photo accompagnait le message, tirée du film Frissons, celle du tueur masqué et armé d’un couteau. Avec ces mots : « Tu as peur ce soir ??? »

J’ajoute aussi que le message menaçant avait été envoyé d’un faux compte au nom de la nièce de Laurence. Ce détail n’est pas anodin : Laurence m’a raconté que l’homme condamné en 2018 semblait avoir accès à des informations privées sur ses cibles. Les menaces et les insultes avaient souvent une base factuelle, tirée de leur vie intime. Les étudiantes en ont déduit que leur tortionnaire avait réussi à s’infiltrer dans leurs messageries.

IMAGE TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE LAURENCE GRATTON

Capture d’écran des propos menaçants reçus dans la messagerie Facebook de Laurence Gratton

Et là, le 31 octobre, un nouveau message menaçant, envoyé d’un faux compte portant le nom de la nièce de Laurence, une information qui n’est pas publique. Tout, dans la forme, rappelait à Laurence les messages reçus de son harceleur en 2015 et en 2016. Même ton, même abus de ponctuation.

Est-ce lui ? Pour Laurence, c’est l’évidence : oui. Bien sûr, elle ne peut pas le prouver. Reste que ce jour-là, son monde s’est un peu fissuré, la peur est revenue. Elle a appelé le 9-1-1.

Deux agents de la police de Terrebonne ont répondu à son appel et lui ont dit qu’ils ne pouvaient rien faire.

Pas grave, Laurence est allée au poste de police dès le lendemain pour plaider sa cause, convaincue que le gros bon sens allait triompher. Elle a tout expliqué aux agents : voici le message que j’ai reçu, le modus operandi est le même que celui qui m’a ciblée et d’autres filles en 2015 et 2016, le gars a été condamné en 2018, donc j’aimerais porter plainte…

Réponse des agents : on ne prendra pas la plainte, y a pas de chance qu’on retrace la personne…

Et achetez une caméra de surveillance, Madame…

(Elle a enregistré la conversation.)

Laurence m’a alors contacté pour me raconter son histoire et le refus de la police de Terrebonne de même prendre sa plainte.

J’étais sidéré : les cas de menaces en ligne peuvent être difficiles à enquêter, bien sûr, mais pas toujours. À défaut d’une obligation de résultat, la police a quand même une obligation de moyens. Ne pas prendre une plainte, dans ce contexte bien particulier, m’apparaissait… particulier.

J’ai donc contacté la police de Terrebonne en me disant qu’il y avait dans ce refus les germes d’une chronique potentielle : une femme harcelée et menacée par un type qui a plaidé coupable à des accusations de menace et de harcèlement en 2018 recommence à recevoir des messages menaçants… Et la police lui dit de s’acheter une caméra de surveillance, en refusant de prendre sa plainte.

Le matin de ma demande d’entrevue, j’ai reçu une réponse de la police de Terrebonne : la plainte de Laurence venait d’être admise et refilée au Bureau des enquêtes criminelles…

Je ne veux pas cracher dans la soupe, mais la police devrait avoir la lucidité de prendre au sérieux ces saloperies sans qu’un journaliste ne s’intéresse à l’affaire.

Je n’ai aucun moyen de savoir si l’homme qui a plaidé coupable à des accusations de harcèlement et de menaces contre trois camarades de classe de Laurence en 2018 est celui qui lui a envoyé ce message menaçant de la même eau, le 31 octobre 2022.

Je sais juste que si la police ne prend pas le cyberharcèlement au sérieux, un phénomène qui pourrit la vie des femmes qui en sont la cible, rien ne va changer. La police ne peut pas à elle seule endiguer le tsunami de haine en ligne qui cible les femmes, mais la police fait partie de la solution pour endiguer l’impunité.

Aujourd’hui, Laurence Gratton et les deux documentaristes de Je vous salue salope, Léa Clermont-Dion et Guylaine Maroist, sont à Québec pour déposer une pétition signée par près de 23 0001 personnes et qui demande la fin de l’impunité pour les cyberviolences, notamment par la formation des policiers.

C’est quel jour demain, par ailleurs ?

Eh oui, c’est le 6 décembre.

1. Consultez la page de la pétition « Stop les cyberviolences » Visionnez le documentaire Je vous salue salope, diffusé mardi à Radio-Canada