L’interview en vidéoconférence était sur le point de se terminer, lundi soir, quand j’ai demandé à Carol Dubé comment il se portait, après deux ans de deuil. Il a fait une pause. « Rien n’a changé depuis deux ans. Rien n’a changé… »

Il s’est interrompu, incapable d’en dire plus. Il a fait pivoter sa chaise pour pleurer. Au bout d’un moment, il est revenu face à la caméra et m’a confié doucement, les yeux pleins de larmes : « Ça me fait encore très, très mal. Je ressens la même chose que lorsque je l’ai vue, dans la vidéo… »

Il me parle, bien sûr, de Joyce Echaquan. L’amour de sa vie, la mère de ses sept enfants, qu’il a vue mourir en direct sur Facebook, le 28 septembre 2020.

Comme un cauchemar récurrent, les scènes atroces repassent en boucle dans sa tête. Joyce agonisante, abreuvée d’injures racistes. Joyce qui se débat, qui hurle, qui appelle à l’aide. Et lui, devant son écran, qui se sent impuissant. Terriblement impuissant.

Carol Dubé est un homme brisé. Quand il a entendu François Legault affirmer, jeudi soir au débat des chefs, que « le problème qui est arrivé avec Mme Joyce à l’hôpital de Joliette est maintenant réglé », il a eu l’impression de tomber dans le vide, sans parachute.

« À Joliette, [le problème] est réglé ! Je viens de parler à son mari. Il est réglé ! », a insisté le premier ministre devant 1,5 million de téléspectateurs.

Tétanisé devant son écran, Carol Dubé s’est senti impuissant. Terriblement impuissant. Encore une fois.

Deux ans qu’il espère une rencontre avec François Legault. Deux ans qu’il se bute à un mur. Malgré l’ampleur du scandale, le premier ministre n’a jamais sollicité de rencontre officielle avec le conjoint de Joyce Echaquan. Jamais, en deux ans.

« C’était dans les plans, m’a écrit le porte-parole de M. Legault, mais le bon moment ne s’est jamais présenté en raison de la pandémie. »

M. Legault a croisé M. Dubé lors de la visite du pape François à Québec. Les deux hommes ont discuté moins d’une minute. Comment ça va ? Comment vont les enfants ? Oh, en passant, M. Dubé, trouvez-vous qu’il y a des améliorations à l’hôpital de Joliette depuis la nomination d’un Atikamekw à la haute direction ?

Carol Dubé a poliment répondu que oui.

Il n’a jamais dit que le problème était réglé. Parce qu’il ne l’était pas.

On reçoit encore beaucoup de plaintes par rapport à l’hôpital. Même moi, j’ai peur d’y aller. Je suis en attente pour une opération et j’ai peur d’y aller.

Carol Dubé

Il ne fait aucun doute que le CIUSSS de Lanaudière a travaillé fort pour rétablir les ponts avec la communauté atikamekw après la mort de Joyce Echaquan.

On a notamment embauché des agents de liaison atikamekws à l’hôpital. On a obligé les employés à suivre des formations sur la réalité des Autochtones.

Ces initiatives étaient bienvenues et nécessaires. Mais elles n’ont pas fait disparaître les préjugés comme par enchantement. La méfiance, non plus. Il y a encore des Atikamekws qui vont se faire soigner à reculons. Parce qu’ils ont peur.

Deux ans que Carol Dubé essaie de se reconstruire tant bien que mal. Et voilà que François Legault proclame à la télé que tout va bien, c’est réglé ! Le mari l’a dit ! Circulez, il n’y a rien à voir…

M. Dubé lui en veut de lui avoir mis des mots dans la bouche. Depuis la mort de sa conjointe, il n’a pas eu la force de faire trop de vagues. C’est pour ça, croit-il, que M. Legault s’est permis de parler à sa place.

Il a profité de mon silence. Ce silence-là, j’en avais besoin pour me guérir, pour guérir mes enfants et ma communauté.

Carol Dubé

Le père de famille veut des excuses.

Un bon moment pour les présenter serait le 28 septembre, lors d’une cérémonie organisée à la mémoire de Joyce Echaquan. M. Dubé invite d’ailleurs M. Legault à Manawan, « avec sympathie », pour prendre part à la journée commémorative.

Ça tombe bien : le porte-parole de M. Legault m’a écrit que ce dernier souhaitait rencontrer M. Dubé « prochainement ».

Pour les excuses, cependant, c’est mal parti.

Dans le cacophonique chaos d’un débat télévisé, on peut comprendre qu’un chef commette une bourde, et même deux ou trois. Par la suite, ce chef tente généralement de corriger le tir. Mais samedi, deux jours après le débat, François Legault en a plutôt remis une couche.

Loin d’exprimer ses regrets, il a reproché aux Atikamekws de ne pas vouloir régler les problèmes de racisme dont ils sont victimes…

« Ils veulent revenir sur la question du racisme systémique, a dit M. Legault. Donc, ils veulent faire un débat de mots au lieu de s’assurer qu’on règle les problèmes sur le terrain. »

Carol Dubé n’en démord pas : il faut nommer le mal pour mieux le combattre. Il faut adopter le Principe de Joyce, qui vise à garantir aux Autochtones un accès équitable aux soins de santé partout au Québec.

Mais M. Legault refuse de le faire, puisque ça le forcerait à reconnaître le racisme systémique, un concept qui passe mal auprès d’une bonne partie de son électorat.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE FACEBOOK DE SHIRLEY TOLLEY

Joyce Echaquan

Pour Carol Dubé, il ne s’agit pas d’un simple débat sémantique. Ces mots, « racisme systémique », ne sont pas qu’un concept théorique plus ou moins hermétique. « Ce sont des faits. C’est la réalité que Joyce a vécue et que d’autres Autochtones vivent toujours. »

Ces mots sont la raison pour laquelle il a perdu la femme qu’il aimait. Et pour laquelle cette perte demeure si douloureuse. « M. Legault a rouvert une plaie qui n’était pas encore guérie. » Avant de mettre un terme à l’interview, je lui demande s’il a un dernier message pour le premier ministre. Il prend le temps de réfléchir. « Je lui demande de ne plus utiliser mon silence. »