Le soleil est radieux. La jeune femme a étendu une couverture jaune sur l’herbe fraîche. Elle s’y est installée pour faire du macramé. Elle porte une longue jupe imprimée de papillons, les seins à l’air, une clope entre les lèvres.

Non, ça ne se passe pas en 1969.

Nous sommes le 29 mai 2022, dans un parc de Québec. Éloÿse Paquet Poisson, 21 ans, a chaud. Autour d’elle, plusieurs hommes profitent du soleil, torse nu. Elle retire son t-shirt. Au bout d’un certain temps, un policier l’approche.

« On vous demanderait de vous couvrir, s’il vous plaît.

— Non.

— C’est qu’il y a des familles qui passent ici.

— OK ? T’as-tu vu tous les dudes en chest dans le parc ?

— Oui…

— Ben, pourquoi tu ne les avertis pas ?

— On demanderait juste que tu te couvres.

— Non, ça n’arrivera pas, jamais. »

Dix minutes plus tard, cinq policiers arrivent en renfort, selon le témoignage qu’Éloÿse Paquet Poisson a publié sur Facebook. Ils passent 20 minutes, écrit-elle, dans « leur gros char de gros gars blancs cis hétérosexuels pleins de cash ».

Pas d’erreur possible : nous sommes bien en 2022.

« Ils s’avancent les cinq, vers moi. Mon cœur bat à tout varger, mais je garde les seins hauts et le regard perçant. »

Les policiers lui expliquent qu’ils voulaient s’assurer qu’elle ne commettait pas un acte d’indécence – ce qui lui aurait valu une amende. Faire du macramé, aux dernières nouvelles, n’est pas considéré comme un acte indécent. Alors, les policiers repartent. Fin de l’histoire. Ou presque.

La publication Facebook d’Éloÿse Paquet Poisson devient virale. Son histoire se fraie un chemin dans les bulletins de nouvelles. Le maire de Québec réagit : non, il ne bloquera pas les seins nus dans sa ville. De toute façon, la loi n’interdit pas aux Canadiens d’exposer leur poitrine en public.

Ça inclut, eh oui, les Canadiennes.

Les policiers ont reconnu ça. Ils n’ont pas fait d’erreur. Pas la moindre microbavure. Au Soleil, Eloÿse Paquet Poisson admet qu’ils ont été « ben fins ».

Bref, cette histoire n’en est pas vraiment une. En réaction, pourtant, la manif « Libérez les seins » s’organise à Montréal. Les femmes sont invitées à manifester, seins nus, le 19 juin, aux tam-tam du mont Royal. « Parce que l’égalité des sexes est loin d’être atteinte. Parce que ça dérange quand on prend le contrôle de notre corps », explique-t-on sur la page Facebook de l’évènement.

Nos mères et nos grands-mères ont brûlé leurs brassières. On nous invite maintenant à brûler le reste. Révoltétons-nous ! Il est grand temps, nous dit-on, de normaliser les tétons.

Et pourquoi pas ? Nous en sommes là, je présume. Bien que la loi n’interdise pas aux femmes d’exposer leur poitrine, des affaires récentes montrent que ça dérange encore. Beaucoup. Comme cet incident absurde, en mars, où une agente de sécurité a interdit à une mère d’allaiter au Centre Eaton.

Quatre siècles après Molière, on enjoint toujours la femme à couvrir ce sein que l’on ne saurait voir.

La seule réaction à la non-histoire d’Éloÿse Paquet Poisson montre à quel point la société québécoise s’émeut encore d’une simple paire de nichons. À commencer par celle du citoyen qui a cru bon appeler la police. Vous imaginez la tête qu’il ferait s’il devait se balader sur les plages européennes ?

Là-bas, une femme aux seins nus, c’est normal. Banalisé. Personne ne prévient la police pour si peu. Personne ne songe à écrire une chronique. Personne ne tient de tribunes téléphoniques à la radio.

Entendue sur les ondes d’une radio privée, Manon, une auditrice : « Si les femmes se promènent les seins nus, elles vont se faire zyeuter, siffler, certaines pourraient même se faire violer. Et après ça, on va accuser les hommes de… c’est de la provocation ! »

C’était le mardi 7 juin 2022. Je précise l’année, parce qu’on pourrait croire que ça se passe en 1969, ça aussi.

Lu dans un quotidien de la métropole, le même jour : un chroniqueur qui, en sa qualité d’« hétéro honnête, en bon état de marche », prévient les futures manifestantes que les hommes regarderont leurs seins, qu’elles soient « d’accord ou pas ». Et que cette vision les excitera.

Au passage, le chroniqueur s’en prend à la misogynie d’une croyance qui impose aux femmes de se couvrir pour dérober leur corps aux regards concupiscents des hommes…

J’ai envie de dire : s’ils sont excités, c’est leur foutu problème. Qu’ils apprennent à se contrôler, que diable. Et je parle tant des islamistes que des hétéros honnêtes en bon état de marche.

Je n’ai pas de mal à croire que les gens soient choqués ou dérangés par une femme aux seins nus, au parc ou à la plage, par une chaude journée d’été. Tout est une question d’habitude. Les premières femmes à porter le bikini choquaient et dérangeaient tout autant. À l’époque, les bonnes gens appelaient la police devant tant d’indécence. Il faut croire que le monde évolue. Lentement.