Bien sûr, à 15 ans, on n’a pas l’impression de vivre l’Histoire avec un grand CH. Aussi, quand mon cousin Claude m’a invité au cinquième match de la finale, au Forum, et que le Canadien a gagné une quatrième Coupe de suite, je ne pouvais pas deviner qu’un monde venait de finir sous nos yeux.

Dans ce monde disparu, Guy Lafleur régnerait pour toujours, aussi certainement que le printemps emmenait un autre défilé de la victoire, rue Sainte-Catherine.

Dans ce monde, il triomphait de tout ce qu’il y avait de mal (les Flyers) ou de laid (les Bruins). C’était un monde plus-que-parfait, où ses buts poétiques nous donnaient des frissons même à la radio.

Dans mes 15 premières années de vie en ce monde, le Canadien avait gagné 10 fois la Coupe. C’était une sorte de loi naturelle, qui souffrait de rares exceptions, aberrations vite oubliées comme une neige en juillet.

Dans ce monde-là, la Justice triomphait et notre héros avait le numéro 10, preuve mathématique de sa perfection.

Je sais qu’on abuse des métaphores religieuses. N’empêche : Guy Lafleur était annoncé par Maurice Richard et Jean Béliveau. Plus que l’héritier d’une tradition, Lafleur était un peu comme la réalisation nécessaire d’une prophétie. Il n’était pas seulement le meilleur, le plus beau ; il était l’élu.

Car il était écrit que chaque génération connaîtrait son héros québécois dans notre équipe. C’était ainsi depuis 1942, aussi bien dire depuis toujours.

Richard, c’était le symbole du réveil, de la révolte d’un peuple dominé ; Béliveau, l’entrée dans la modernité ; Lafleur, le baby-boomer, son émancipation.

C’était avant la mondialisation et l’américanisation du hockey. En 1980, 82 % des joueurs des 17 équipes de la LNH étaient canadiens.

C’était juste avant les salaires énormes. Avant les joueurs-entreprises. Les hockeyeurs, surtout les génies du jeu comme Lafleur, étaient encore exploités.

Après cette Coupe de 1979, Guy Lafleur a compté 50 buts une dernière fois. Mais déjà l’empire du Canadien avait vécu. On ne s’en rend pas compte sur le coup, quand un empire meurt, ni en Angleterre ni en Autriche-Hongrie. Mais un jour, c’est fini, même si l’illusion survit. Il y eut une Coupe étonnante en 1986, puis une autre, déconcertante, en 1993.

Mais ce monde bien ordonné où le Prochain Grand Québécois nous appartient, car il faut que le Club gagne, ce monde s’était évanoui. La preuve : Mario Lemieux a joué à Pittsburgh.

Maintenant, le Canadien est un club parmi 32. Il a ses hauts, comme l’an dernier, il a ses bas, comme très souvent, quand la médiocrité lui fait rêver à un bon repêchage. Il compte sur la loterie pour se refaire.

Ce club n’est plus dépositaire d’une mission ni d’un destin écrit dans un livre sacré imaginaire. Il s’est mondialisé, dénationalisé. C’est l’époque. Nos horizons aussi se sont élargis, c’est bien tant mieux, remarquez. Les héros de la nation d’aujourd’hui font rouler des robots sur Mars.

Mais ce monde disparu où des puissances tutélaires veillaient sur le club de hockey de la nation a vraiment existé. Je l’ai vécu ainsi, je l’ai ressenti dans mes tripes, comme des millions de gens.

Dans ce monde mythique, le plus grand s’appelait Guy Lafleur.

C’était aussi le dernier de cette « race surhumaine » dont parlait Alfred DesRochers. Nous sommes un peu ses fils déchus.