Le rasoir électrique faisait bzzzzzz-bzzzzzz.

C’était par un lundi matin récent, au cinquième étage du CHSLD de Sainte-Dorothée, dans la salle de séjour baignée de soleil. Johanne, préposée aux bénéficiaires, rasait Georges Champagne, 85 ans.

J’étais en visite avec les sœurs Beaudriault, Lynda et Josée. C’est Josée qui m’avait écrit, pour me signaler à quel point les derniers mois de vie de leur père, Yvan, avaient été beaux, ici, au CHSLD de Sainte-Dorothée, à Laval.

Le CHSLD de Sainte-Dorothée, oui, CE centre d’hébergement et de soins de longue durée : 102 morts lors de la première vague, dans des conditions de brousse. Il y a eu Herron, mais il y a eu Sainte-Dorothée, aussi.

Je cite le courriel de Josée, l’une des six enfants de M. Beaudriault : « Nous avons eu très peur d’envoyer notre père à cet endroit, étant donné [sa] réputation et l’hécatombe qui s’y est produite, lors de la première vague… »

On le serait à moins, non ?

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Les sœurs Lynda et Josée Beaudriault retournent au CHSLD de Sainte-Dorothée pour rencontrer le personnel qui s’est occupé de leur père, à sa mort.

Mais les enfants Beaudriault ont été rapidement rassurés. Josée m’a raconté tout le bien que leur père a rencontré au CHSLD de Sainte-Dorothée. L’humanité, la bienveillance, la qualité des soins, la disponibilité des employés, de tous les employés…

« Je voulais par cette lettre [mettre l’accent] sur l’humanité et la bonté que l’on retrouve dans ces endroits et qui sont si peu décrites dans les journaux. Si cette lettre trouve une importance à vos yeux, j’aimerais bien que vous en conserviez l’essence dans une de vos chroniques… »

J’ai répondu à Josée : ça vous tenterait de me faire visiter le CHSLD de Sainte-Dorothée ?

Ça lui tentait.

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Josée Beaudriault entre dans le CHSLD Sainte-Dorothée.

C’est Julie Rodrigue, la coordonnatrice, qui nous accueille. Elle reconnaît les sœurs Beaudriault, se souvient de leur père. Elle raconte des anecdotes sur Yvan.

Je m’étonne :

« Vous vous souvenez de lui ?

— Oui, oui, il a marqué le CHSLD, il jouait tout le temps de la musique. De l’harmonica. Vera, tu as les photos ? »

Vera Farha, cheffe d’unité, sort son téléphone, y cherche des photos. Yvan qui joue de l’harmonica, Yvan qui joue de l’accordéon.

Vera : « Il y avait toujours un attroupement autour de lui… »

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Les sœurs Josée et Lynda Beaudriault sont retournées au CHSLD de Sainte-Dorothée pour rencontrer le personnel qui s’est occupé de leur père, à sa mort. Reproduction d’une photo de leur père.

L’équipe du CHSLD prend des photos pour sa lettre hebdomadaire aux familles. Les mots de remerciement des enfants d’Yvan Beaudriault se sont retrouvés dans la lettre.

Julie Rodrigue regarde Lynda et Josée : « Votre lettre nous a beaucoup touchés, merci… »

Dans la rencontre, les sœurs Beaudriault évoquent la bonté du personnel, en particulier celle de deux préposées aux bénéficiaires du nom de Johanne, « une blonde et une brune ». Celle d’infirmières, aussi, qu’elles ont hâte de revoir.

Les gestionnaires Rodrigue et Farha parlent des changements post-première vague, des craintes des familles face à la réputation du CHSLD de Sainte-Dorothée, aussi. Des résidants sont souvent placés ici de façon temporaire, en attendant qu’une place se libère ailleurs. « Mais 50 % des familles qui ont un proche en transit choisissent de le garder ici, finalement… »

Ç’a été le cas des enfants d’Yvan Beaudriault. Ils espéraient que leur père soit transféré dans un CHSLD de l’est de Laval (Sainte-Dorothée est dans l’ouest), mais ils ont adoré ce qu’ils ont vu et ressenti, ici, à Sainte-Do. Leur père y est resté jusqu’à sa mort, le 18 mars.

Nous prenons les escaliers vers le cinquième étage. Julie Rodrigue m’explique ce qu’elle faisait avant (cheffe de trois unités de chirurgie à l’hôpital de la Cité-de-la-Santé), sa formation (infirmière bachelière, maîtrise en gestion) et sa philosophie (bien communiquer, avoir des employés heureux, « ça fait des résidants heureux ») et un peu de sa vie (trois enfants, deux chiens).

Au cinquième, les sœurs Beaudriault reconnaissent tout le monde. Les préposés, les infirmières, des résidants.

Moi, je prends des notes.

Samir maquille Mme Lola.

De la musique dance qui émane de la chambre 539, où un homme se berce.

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Un préposé du CHSLD de Sainte-Dorothée prépare un bain.

Les noms des résidants à chaque porte, accompagnés de leurs photos. Christiane, Jeanne, Georges, Cécile, Ghislaine et, encore, Cécile.

J’entre dans une chambre vide. Il y a le nom de la résidante. Ses positions pour dormir préférées selon les heures de la nuit sont affichées au mur, ainsi que ce qu’elle aimait dans la vie, jeune.

Dans la pièce où on donne les bains, Ousmane, préposé aux bénéficiaires, désinfecte les lieux : la baignoire, le lève-personne pour donner les bains de façon sûre. Ousmane vient de donner un bain à un résidant.

Nous arrivons dans la grande pièce baignée de soleil. TVA joue sur le grand écran. Une dame se berce, la thérapeute Amélie, 26 ans, est là, échange avec les préposés.

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La physiothérapeute Amélie Laflamme aide une résidante du CHSLD de Sainte-Dorothée avec sa mobilité.

Bzzzzzz-bzzzzzz, le bruit du rasoir.

Johanne rasait donc Georges Champagne, patiemment, avec délicatesse. Tout près, une femme. J’ai deviné que c’était la fille de Georges. Elle s’appelle Marie-Andrée, elle vient voir son père deux ou trois fois par semaine.

Bzzzzzz-bzzzzzz…

« C’est important pour lui d’être bien mis… », a dit Marie-Andrée en regardant la scène.

Je lui dis que j’accompagne les sœurs Beaudriault, venues remercier le personnel. Marie-Andrée Champagne a lu les mots des enfants d’Yvan dans la lettre d’information hebdomadaire du CHSLD. Elle regarde Lynda et Josée : « Je me suis souvenue du monsieur qui jouait de l’accordéon… Je suis d’accord avec vous : quand nous sommes arrivés ici, nous avions entendu beaucoup de choses sur ce CHSLD. Mais nous sommes agréablement surpris… »

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L’endroit où le père des sœurs Lynda et Josée Beaudriault jouait de l’accordéon pour les résidants du CHSLD de Sainte-Dorothée.

Sur ce, Marie-Andrée me regarde : « Est-ce parfait ? Non. Mais rien n’est parfait. »

Georges lâche un petit cri, le rasoir s’est accroché. Georges a eu mal, Johanne s’excuse, puis le rasage reprend.

Marie-Andrée me parle de la bonté des membres du personnel. Elle me donne leurs noms : Martin, Tanya, Sherif, Jean-Philippe. Elle me montre son père, dans la chaise, le regard un peu absent.

« Tu le vois, assis là, et tu te dis : “Mon Dieu, ils sont assis là, dans leur chaise… », mais tu ne vois pas qui ils ont été. Leur métier, leurs réalisations, leur vie. Comment ils ont bâti leur maison. Ce qu’ils ont aimé. Moi, je le sais ! »

Et Marie-Andrée me dit comment son père a aimé Gilles Vigneault et Félix Leclerc. Ai-je dit « a aimé » ? Désolé, je suis dans le champ : il les aime toujours. « Je lui chante du Vigneault, dit la fille de Georges. Tu sais… “Pendant que les bateaux… Moi, moi, je t’aime…” »

Johanne finit de raser Georges, et je clique : c’est Johanne, la Johanne blonde qui s’était si bien occupée d’Yvan, avec la Johanne brune.

Marie-Andrée : « Les préposées voient au-delà du monsieur en jaquette. »

Au poste des infirmières du cinquième, nous trouvons Veronica Feria et Wassila Dehibi, qui travaillent au CHSLD de Sainte-Dorothée depuis cinq et neuf ans. C’est elles que viennent visiter Lynda et Josée Beaudriault.

Au-dessus des masques, on sent tout de suite que le courant passe entre les deux sœurs et les deux infirmières. Les sacs remplis de cadeaux, c’est pour elles.

Lynda me regarde : « Deux anges ! »

Il y a des paroles de réconfort, Wassila a déjà les yeux pleins d’eau, l’accordéon d’Yvan est évoqué, une fois de plus. Ça ne faisait pas trois semaines que M. Beaudriault s’était éteint, en ce lundi matin.

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Lynda Beaudriault (à droite sur la photo) et sa sœur Josée ont remis des cadeaux aux infirmières Veronica Feria (à gauche) et Wassila Dehibi (au centre), qui se sont occupées de leur père au CHSLD de Sainte-Dorothée.

Lynda : « Nous étions ici chaque jour… »

Josée : « Au premier jour, Veronica nous a accueillis. Elle a dit : “Ici, c’est chez lui. C’est pas l’hôpital. C’est sa maison.” Ça donnait le ton… »

Plus tard, Veronica me dira à quel point elle aime travailler en CHSLD, « un milieu de vie où ça va moins vite qu’à l’hôpital », à quel point elle aime le contact avec les familles. Elle me dira, aussi, le traumatisme de la première vague, dans « son » CHSLD, comment elle a raccourci son congé de maternité, en juin 2020, pour revenir aider.

La première vague, l’hécatombe. Wassila s’en souvient. Elle en porte encore les stigmates. Elle était ici, fin mars 2020. Les morts, les infectés, la panique. Le personnel avait l’habitude des éclosions, mais pas de celles liées à une pandémie. Wassila venait de perdre son mari, avant la pandémie.

Le jour où elle a présenté des symptômes, Wassila s’est présentée au boulot. Elle voulait aider, ne pas abandonner ses résidants. On l’a renvoyée à la maison, en lui disant d’aller se faire tester. Ce qu’elle a fait. Elle était positive. Wassila a subi des complications, ont suivi 18 mois en maladie : problèmes cardiaques, neurologiques, ergothérapie…

Wassila se souvient de son tourment : « Je regardais les nouvelles, juste du négatif. Mais moi, je sais qu’on a fait ce qu’on pouvait avec les moyens qu’on avait… »

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Wassila Dehibi, infirmière au CHSLD de Sainte-Dorothée

Elle se réjouit du personnel qui a été ajouté au CHSLD, depuis la première vague. C’était nécessaire. « Si on les avait eus dans la première vague… »

L’infirmière ne finit pas sa phrase.

Wassila va mieux. L’employeur lui a proposé de la réorienter. Pas question, dit-elle. « Je voulais revenir faire mon devoir d’infirmière… »

Elle regarde les sœurs Beaudriault : « À mon retour, le premier décès auquel j’ai assisté, c’est celui de votre père. Ça m’a ramené plein de souvenirs. Mais je suis restée solide. C’est pour eux qu’on fait ça. »

Wassila me regarde : « J’ai été tellement touchée quand j’ai lu leur lettre, pour nous remercier… »

Elle se tourne vers les sœurs, encore : « Un gros merci pour cette lettre. »

Bien sûr, le CISSS de Laval savait que j’allais visiter le centre. Peut-être qu’un coup de balai supplémentaire a été passé en prévision de ma visite au CHSLD de Sainte-Dorothée. Je ne suis pas naïf.

Mais j’ai appelé Jean-François Houle, premier vice-président de la CSN pour le CISSS de Laval, pas le genre à ménager le boss, qui est aussi préposé aux bénéficiaires au CHSLD de Sainte-Dorothée.

« Ce que j’ai perçu, c’est de la frime ?

— La vibe que tu as perçue, syndicalement, on la perçoit. C’est beaucoup mieux que c’était. Ils ont carrément remplacé les gestionnaires qui étaient là par des gestionnaires terrain. »

Rien n’est parfait, selon Jean-François Houle, il faudrait, par exemple, plus de personnel la fin de semaine. « Mais ils ont reparti le disque dur, avec une meilleure vision. J’ai fait assez de sorties médiatiques pour critiquer, alors quand il y a de bons coups, je suis capable de le dire… »

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CHSLD de Sainte-Dorothée

Même son de cloche chez Natacha Pelchat, représentante de Laval à l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux. Le changement est double, note-t-elle.

Un, le changement de gestion a été bénéfique : « Ils sont plus à l’écoute, ça paraît dans le climat de travail. »

Deux, l’ajout de personnel fait que les employés ont plus de temps pour s’occuper des gens.

Rien n’est parfait, dit aussi Mme Pelchat, « mais ça va mieux ».

Je suis sorti du CHSLD de Sainte-Dorothée secoué.

Je m’attendais à visiter un mouroir, un endroit de déprime dont je voudrais me sauver en courant.

Ça n’a pas été le cas.

Je ne doute pas que les conditions de vie soient parfois imparfaites en CHSLD, je ne doute pas de la véracité des enquêtes, des manchettes, des rapports, tout ça…

Mais je pense que c’est une partie de la réalité.

L’autre partie de la réalité, c’est ce qui ne fera pas les manchettes, c’est Josée Beaudriault qui me raconte à quel point son père a été bien traité, dans ce CHSLD, c’est le dévouement des employés dont je viens de vous parler, dans leurs mots, dans leurs gestes ; c’est Mario, le concierge – oups, désolé, Mario –, c’est le préposé à l’entretien qui jase de tout et de rien avec tous les résidants, selon leurs champs d’intérêt, du hockey au baseball en passant par la vie.

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Mario Laprade, préposé à l’entretien au CHSLD de Sainte-Dorothée

Et c’est Marie-Andrée Champagne, qui me raconte que lorsque son père Georges a visité le CHSLD de Sainte-Dorothée, la première fois, en août dernier, il a eu ces mots : « C’est sûrement pas un CHSLD ! »

Réponse de Marie-Andrée : « Non, papa, c’est la “résidence” Sainte-Dorothée ! »

C’est aussi mon ami David Lussier, gériatre, qui n’a de cesse de me le répéter, depuis longtemps : y a de la beauté, en CHSLD.

Sur la 13, au retour de Laval, je me suis dit que si je devais mourir de vieillesse, j’aimerais que ce soit dans un endroit comme le CHSLD de Sainte-Dorothée.