Alors que le convoi de camionneurs arrive à Ottawa, Erin O’Toole se démène pour ne pas être expulsé de la capitale.

Le chef conservateur plante ses ongles sur son bureau en espérant que les mutins de son parti ne le tirent pas trop fort par les pieds. Pour l’instant, il survit, écartelé, avec un inconfort qui grandit chaque jour.

Cette semaine, M. O’Toole a publié dans le Toronto Sun un appel au calme. Il y exhorte les Canadiens à baisser le ton et les manifestants à rester pacifiques.

Il aurait également pu glisser au passage que le passeport vaccinal exigé des camionneurs par le Canada n’a aucun effet. Absolument aucun.

Cette mesure vise les chauffeurs canadiens qui reviennent au pays après un trajet aux États-Unis. S’ils ne sont pas vaccinés, ils doivent s’isoler pendant deux semaines. C’est en vigueur depuis le 15 janvier. Or, le 22 janvier, le président Biden a fermé la frontière aux camionneurs canadiens non vaccinés. Même si le Canada annulait sa décision, cela ne changerait rien.

M. O’Toole pourrait le rappeler, ne serait-ce que de façon subliminale ou avec un mime convaincant.

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Pierre Poilievre, député conservateur

Certains députés conservateurs devraient aussi se sentir concernés. Dans la catégorie « rage hallucinatoire », Pierre Poilievre se démarque.

Le député ontarien répète sur Twitter que la COVID-19 servirait « d’excuse constante aux autorités assoiffées de pouvoir pour remplacer notre liberté par leur contrôle ». Cela mériterait certaines précisions. Par exemple, depuis combien de temps exactement est-ce que nos gouvernements rêvent de fermer les restaurants et d’interdire le hockey aux enfants ? Et dans quel but précis ? Tout cela doit s’éclaircir en écoutant les discours de M. Trudeau à l’envers, j’imagine.

Si une minorité de conservateurs s’expriment ainsi sans filtre, c’est parce que M. O’Toole ne réussit pas à les discipliner.

Son leadership est ouvertement contesté.

Jeudi, le chef a présenté à son caucus le rapport interne sur les causes de la défaite de septembre dernier. Ce genre de « post-mortem » reste habituellement confidentiel. Son prédécesseur, Andrew Scheer, n’avait même pas communiqué le document à ses députés.

M. O’Toole fait preuve d’une rafraîchissante transparence, mais en même temps, il n’a pas vraiment le choix. Il devait regagner la confiance de ses troupes et expliquer comment il ferait mieux à la prochaine campagne électorale. S’il s’y rend, bien sûr.

En principe, il subira un vote de confiance au congrès du parti, en août 2023 à Québec. Au moins deux associations de circonscriptions veulent toutefois devancer ce test. Sur 338 circonscriptions, cela reste peu. Moins de 1 %. La véritable épreuve viendra plutôt du caucus.

Les députés peuvent réclamer un vote de confiance anticipé. Ils n’ont pas encore osé le faire. Peut-être voulaient-ils lui donner une dernière chance et voir le rapport. Mais s’ils ne bougent pas bientôt, il faudra en conclure que cette minorité bruyante n’est pas si nombreuse.

Selon différentes sources à qui j’ai pu parler jeudi, de 10 à 15 renégats feraient tout pour congédier M. O’Toole. De 30 à 40 députés lui resteraient très fidèles. Les autres seraient encore hésitants.

Le défi de M. O’Toole : convaincre ces derniers tout en essayant à la fois de ne pas provoquer les putschistes et de ne pas les laisser décrédibiliser le parti auprès de l’électorat plus centriste.

Comment faire ? Voilà une question piège, qui suppose qu’une bonne réponse existe…

À tout le moins, M. O’Toole pourrait suggérer à son équipe de jeter un coup d’œil en Alberta. Le premier ministre Jason Kenney a eu l’approche la plus libertaire face à la pandémie, et il est maintenant le plus impopulaire de la fédération (taux de satisfaction de 26 % en janvier, selon Angus Reid).

Justin Trudeau lui aussi devrait s’inquiéter de son avenir.

Après avoir perdu deux fois le vote populaire, et après avoir échoué deux fois à gagner une majorité, il est affaibli.

Cela pourrait expliquer sa politisation de la pandémie.

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Le premier ministre Justin Trudeau

Il a déclenché des élections durant la quatrième vague, puis il a lancé le débat sur le passeport vaccinal en pleine campagne. Et au début de janvier, il a détourné une fois de plus une conférence de presse sur la COVID-19 pour picosser les conservateurs.

Si les réseaux de télévision lui offraient leur temps d’antenne, c’était pour entendre le message d’intérêt public du gouvernement. Pas pour relayer les attaques partisanes du chef libéral.

C’est irresponsable. En associant les mesures sanitaires à son parti, M. Trudeau en affaiblit la crédibilité.

Ses stratèges doivent se sentir rusés – près de 90 % des électeurs sont vaccinés, et plus de 85 % des camionneurs le seraient aussi. C’est un beau bassin d’électeurs…

Mais les libéraux jouent un jeu dangereux.

M. Trudeau devrait apprendre des erreurs d’Hillary Clinton, qui avait décrit certains partisans de Donald Trump comme des individus « déplorables ». Cela avait provoqué les individus déjà radicalisés tout en lui aliénant des gens ordinaires.

Comme l’a rapporté mon collègue Tristan Péloquin, une frange xénophobe et paranoïaque est derrière le convoi de camionneurs. Un organisateur dit que la seule solution, c’est de sortir les armes à feu.

Lisez le reportage de Tristan Péloquin

En conférence de presse à 18 h jeudi, M. O’Toole a appelé à dénoncer (call out) ces extrémistes. Il propose de faire « baisser la pression ». Pourtant, certains de ses députés, comme M. Poilievre et Andrew Scheer, font exactement le contraire : ils crinquent ces exaltés depuis des mois en évoquant un complot liberticide.

Il est normal que M. Trudeau le souligne. Après tout, ces extrémistes ne se sont pas infiltrés dans le convoi, comme le laisse entendre M. O’Toole. Au contraire, ils figurent parmi les organisateurs, et le sergent d’armes du Parlement a prévenu les députés qu’ils étaient en danger.

Mais le chef libéral fait un pas de plus. Il n’est jamais loin d’amalgamer toute critique des mesures sanitaires à ces factions. Cet incendie n’a pas besoin d’être attisé par son arrogance.

Avant que le président Biden ne ferme sa frontière aux camionneurs non vaccinés, M. O’Toole avait proposé un test rapide au retour au pays pour ces travailleurs qui n’ont pas de passeport vaccinal. Que l’on soit pour ou contre, cela n’avait rien d’illégitime. Cela ne méritait pas de railleries.

Voilà où nous en sommes : un chef conservateur attiré vers le fond par ses mutins, pendant que M. Trudeau souffle sur la tempête.

Où cela nous mène ? À pleins gaz vers de gros ennuis.