L’atmosphère était tendue à la conférence de presse. L’assistance était majoritairement composée de militants antisida déterminés à dire leurs quatre vérités aux représentants des multinationales pharmaceutiques venus vendre leur salade.

Cela se passait le 10 juillet 2000. Pour La Presse, je couvrais la 13Conférence internationale sur le sida de Durban, en Afrique du Sud. L’épidémie faisait alors des ravages sur le continent. Elle y fauchait 10 fois plus de vies que la guerre.

La province sud-africaine du Kwazulu-Natal, dont Durban est la plus grande ville, était particulièrement touchée : une femme enceinte sur quatre était séropositive.

À l’époque, la trithérapie avait changé la vie des séropositifs occidentaux. Pour eux, le sida ne signifiait plus la mort à coup sûr. Mais les Africains n’avaient pas les moyens de se payer un cocktail de médicaments de 15 000 $ par an. Ils continuaient à mourir par millions.

Et pendant qu’ils mouraient, les pharmaceutiques refusaient de baisser leurs prix. De toute façon, disaient-elles, ces prix n’étaient qu’un obstacle parmi d’autres. Les pays pauvres manquaient aussi d’hôpitaux modernes et de médecins compétents pour administrer des antirétroviraux…

L’atmosphère était donc tendue à la conférence de presse. « Qu’est-ce qu’il nous manque comme infrastructures à Johannesburg ou à Durban ? avait lancé un militant au directeur des affaires publiques de Merck & Co. Cet argument des infrastructures, c’est de la bullshit ! »

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Deux décennies plus tard, l’humanité lutte contre une autre pandémie. Mais la bullshit est la même.

La crise de la COVID-19 a créé un apartheid vaccinal. Dans leur course à l’immunisation, les pays riches ont sécurisé sept milliards de doses. Ils en ont stocké au point de devoir en jeter. À lui seul, le Canada en a gaspillé un million⁠1. Jusqu’à présent.

Pendant ce temps, les pays pauvres récoltent des miettes. Résultat, 66 % des gens sont complètement vaccinés dans les pays riches, contre 2,5 % dans les pays pauvres.

Rien n’a changé. Ni les inégalités, scandaleuses, dans l’accès aux traitements. Ni le discours des pharmaceutiques déterminées à protéger leurs milliards.

Il y a plus d’un an, l’Inde et l’Afrique du Sud ont demandé la levée temporaire des droits de propriété intellectuelle des fabricants. Cette mesure leur permettrait de concocter les vaccins dont ils ont désespérément besoin.

Les pharmaceutiques ont refusé net. Pas question de partager leurs formules. De toute façon, disent-elles, ces pays n’auraient pas les capacités logistiques pour produire, entreposer ou même administrer le vaccin.

Le même baratin qu’il y a 20 ans.

Le nouveau variant Omicron a été détecté par d’éminents chercheurs sud-africains. Ceux-là mêmes qui ont découvert le variant Beta, l’an dernier. Leurs travaux sont cités dans les plus grandes revues scientifiques. Ils travaillent dans un laboratoire de séquençage génomique rattaché à l’Université du Kwazulu-Natal, à Durban.

Ils doivent bien être capables de reproduire le vaccin de Pfizer, d’AstraZeneca ou de Moderna, si on leur en donne la recette…

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Le plus ironique dans tout ça, c’est que l’Afrique du Sud est aujourd’hui punie pour son savoir-faire scientifique. Rien ne prouve que le variant Omicron ait émergé dans ce pays. Tout ce qu’on sait avec certitude, c’est que ce sont des scientifiques sud-africains qui l’ont détecté en premier. Et qui ont partagé leur découverte avec diligence, en toute transparence.

Et pourtant, une quinzaine de pays ont suspendu tout voyage en provenance d’Afrique du Sud, maintenant condamnée à l’isolement.

C’est injuste. C’est même dangereux. Parce que le traitement réservé à l’Afrique du Sud pourrait dissuader d’autres pays de rapporter la découverte de futurs variants, par crainte de subir le même sort.

Des variants qui pourraient résister aux vaccins, être plus virulents ou se propager à une vitesse folle…

On n’a pas les moyens de se passer de la collaboration des scientifiques de tous les pays du monde. Cela fait deux ans qu’on est ensemble dans cette galère. On s’en sortira ensemble ou on ne s’en sortira pas.

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L’Organisation mondiale de la santé le répète depuis le début. Personne ne sera en sécurité avant que tout le monde ne soit en sécurité. Il faut vacciner la planète entière pour empêcher le SARS-CoV-2 de muter en une bête encore plus dangereuse.

Autant prêcher dans le désert…

Si on l’avait écoutée un tant soit peu, peut-être que le variant Omicron n’aurait jamais émergé. Et que l’Organisation mondiale du commerce (OMC) n’aurait pas eu à annuler le sommet qui devait se tenir à Genève à partir d’aujourd’hui.

Les 168 États membres de l’OMC devaient justement en profiter pour tenter de parvenir à un consensus sur la levée temporaire des brevets protégeant les vaccins !

Jusqu’à présent, ils n’ont pas réussi à s’entendre. On peut imaginer que Big Pharma fait tout pour les décourager. Les sommes en jeu sont pharaoniques.

Si on se fie au passé, ça risque d’être long avant que les États membres en viennent à une entente.

Des millions d’Africains sont morts du sida avant que l’OMC n’adopte l’accord de Doha en novembre 2001⁠2, après des années de militantisme intense. L’accord affirmait le droit des nations d’acheter ou de produire des traitements à moindres coûts.

Dès 1997, l’Afrique du Sud avait tenté d’importer des médicaments génériques, mais les sociétés pharmaceutiques avaient répliqué par une poursuite judiciaire, affirmant devoir protéger leurs droits de propriété intellectuelle.

Il y avait une solution pour sauver des gens malades. On la leur a refusée pour une question de gros sous. Vingt ans plus tard, on n’a pas le droit de laisser se répéter pareille tragédie.

1. Lisez l’article « Au moins un million de doses aux poubelles » 2. Lisez l’accord (en anglais)