Depuis un an, Verushka Lieutenant-Duval a peur. Depuis qu’elle a prononcé le « mot commençant par N » pour expliquer un concept théorique dans son cours d’arts visuels, à l’Université d’Ottawa. Depuis que ce fichu mot a bouleversé sa vie et sa carrière.

L’autre soir, elle est allée voir un spectacle. En vérifiant son passeport vaccinal, le guichetier a reconnu son nom. « Ah ! C’est vous, ça… » Il a scanné son code QR et il l’a laissée passer. Elle n’a pas pu s’empêcher de frissonner.

« C’est quand, la fois où on va me dire : “Tu ne rentres pas ici, toi” ? Ça se peut. L’an passé, il y a un homme qui s’est fait décapiter en France. Chaque fois, j’y pense. Quand est-ce que je vais tomber sur un fou ? »

Un an que ça dure. Un an que Verushka Lieutenant-Duval attend que l’Université d’Ottawa reconnaisse qu’elle a mal géré cette affaire. « Dans toute cette histoire, ce qui me trouble le plus, c’est qu’on ait laissé entendre que j’ai pu commettre un acte raciste. Des excuses publiques, ce serait un peu le début de réhabilitation de mon nom. »

Elle risque d’attendre encore longtemps.

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Il faut protéger les libertés d’enseignement et d’expression à l’Université d’Ottawa. Il faut protéger les profs. Aucun mot ne devrait être banni lorsqu’il est présenté dans un contexte pédagogique. Aucun ouvrage, aucune idée non plus.

Voilà, en substance, ce que prescrit le rapport du Comité sur la liberté académique, présidé par l’ancien juge de la Cour suprême du Canada Michel Bastarache.

Le recteur de l’Université d’Ottawa, Jacques Frémont, m’a assurée en entrevue, jeudi, qu’il avait reçu le rapport « de façon extrêmement positive ».

Difficile, pourtant, de ne pas y voir une critique de sa gestion de crise dans l’affaire Lieutenant-Duval.

Voilée, la critique. Enrobée dans la diplomatie et les considérations juridiques. Verushka Lieutenant-Duval aurait préféré que le rapport aille « dans le vif du sujet ». Or, il effleure à peine son affaire.

On ne décortique pas ce qui s’est passé, comment l’administration a géré ce cas.

Verushka Lieutenant-Duval

Tout de même, le rapport rappelle très clairement ce principe de base : « Il n’y a pas de droit de ne pas se sentir offensé puisque la liberté académique protège les propos controversés et blessants. Il faut distinguer la mention (la citation) de l’usage. » Distinguer la simple mention d’un mot de l’insulte délibérée et malveillante.

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Mentionner le « mot commençant par N », c’est bien ce qu’avait fait Verushka Lieutenant-Duval. « J’avais mis des gants blancs jusqu’aux coudes » pour expliquer que des Afro-Américains s’étaient réapproprié l’insulte raciste. Qu’à cela ne tienne : une étudiante l’avait dénoncée sur Twitter, diffusant ses coordonnées personnelles au passage.

L’Université avait aussitôt pris le parti de l’étudiante, jugeant la prof coupable sans même l’avoir entendue. « Ce langage était offensant et il est totalement inacceptable de l’utiliser dans nos salles de classe ainsi que sur notre campus », avait tranché le doyen de la faculté des arts.

« Les membres des groupes dominants n’ont tout simplement pas la légitimité pour décider ce qui constitue une micro-agression », avait renchéri le recteur, deux semaines plus tard. « L’enseignante avait tout à fait le choix, dans ses propos, d’utiliser ou non le mot commençant par N ; elle a choisi de le faire avec les conséquences que l’on sait. »

Ainsi, la chargée de cours avait officiellement été larguée par son administration – et la liberté universitaire avec elle.

Ça n’aurait pas dû se passer comme ça.

Les membres de la communauté universitaire doivent être assurés de l’appui de l’Université lorsque leurs droits à la liberté d’expression sont en cause.

Extrait du rapport du Comité sur la liberté académique

Le Comité est « en désaccord avec l’exclusion de termes, d’ouvrages ou d’idées dans le contexte d’une présentation ou d’une discussion respectueuse de nature universitaire et dans un but pédagogique et de diffusion des savoirs ».

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Le Comité a reçu 102 mémoires et commentaires de profs et d’étudiants. Plusieurs font valoir que « les recommandations du comité seraient mieux accueillies si elles étaient assorties d’excuses pour Verushka Lieutenant-Duval », lit-on dans une annexe du rapport.

Ça n’arrivera pas de sitôt. Pas avant qu’un arbitre du travail ne tranche le dossier, en tout cas. « Les griefs sont en cours, m’a répondu le recteur Jacques Frémont lorsque je lui ai demandé s’il avait l’intention de présenter des excuses. Je ne peux pas commenter ça, les avocats sont unanimes là-dessus. »

Jacques Frémont maintient depuis des mois que ce qui a été rapporté dans les médias ne reflète pas la réalité. « Ce n’est pas ce qui s’est passé », m’a-t-il dit encore jeudi.

Verushka Lieutenant-Duval soutient pour sa part qu’elle a conservé l’enregistrement du cours, le clavardage, les échanges de courriels. « J’ai toute la preuve pour démontrer que ça s’est passé dans le calme et dans le respect. Je ne sais pas où [le recteur] va chercher cette information, mais je peux vous assurer qu’elle est erronée et mensongère. »

J’insiste auprès du recteur : comment ça s’est passé, alors ? Il me répond qu’il ne peut pas m’en dire plus…

Un an plus tard, ne serait-il pas temps pour l’Université d’Ottawa de rendre publique sa version des faits ? « On n’a pas le droit [à cause des griefs], répond M. Frémont. J’imagine que dans les prochains mois, ça va émerger. »

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En attendant, des profs ont peur.

Une annexe du rapport regorge de témoignages qui « révèlent la montée d’une culture de la peur et de l’intimidation » à l’Université d’Ottawa.

Un prof écrit : « Personnellement, j’entends toutes sortes d’histoires au quotidien provenant de professeurs qui n’osent plus aborder tel ou tel thème dans leurs cours, de peur d’être dénoncés hors contexte. Surtout que les professeurs sentent qu’ils n’ont pas le soutien de leur université. Certains professeurs ont peur, littéralement. »

Une autre prof : « Je n’ai plus grande confiance que mon institution n’alimentera pas le brasier. Quand est arrivée l’affaire Lieutenant-Duval, j’ai eu peur. »

Un autre : « Il est évident que la culture de l’université est toxique et carbure à la peur. »

Un autre encore : « Je n’ai absolument plus aucune confiance dans la capacité de cette université à me fournir un climat de travail sain et de garantir ma sécurité le cas échéant. »

Ça se poursuit comme ça sur des dizaines de pages…

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Selon ces profs, c’est le recteur Jacques Frémont qui a alimenté ce climat de peur. Il aurait dû défendre la liberté universitaire, haut et fort, envers et contre tous. Il aurait dû défendre Verushka Lieutenant-Duval. Il aurait dû défendre les profs qui l’ont soutenue – et qui en ont payé le prix.

Il n’a rien fait. Il est responsable de ce gâchis.

Une fois de plus, le recteur refuse de commenter. Il se contente de souligner que « le rapport regarde vers l’avenir » et donne à l’Université « plusieurs clés qui vont nous aider à gérer de futurs cas ».

Espérons que ces clés éviteront un nouveau désastre – et rétabliront la confiance des profs. Mais pour Verushka Lieutenant-Duval, le mal est fait. Elle continuera d’avoir peur.