Pendant des semaines, Christian Dubé a maintenu le cap. Sa décision était ferme, irrévocable : les travailleurs de la santé non vaccinés seraient suspendus sans solde, dès le 15 octobre. 

À la fin, le ministre de la Santé a dû se rendre à l’évidence : ce n’était tout simplement pas possible. Le réseau de la santé, ce gigantesque paquebot déjà plein de fissures, fonçait droit sur l’iceberg.

On peut voir cette volte-face comme un lamentable échec. On peut se dire que le ministre n’aurait jamais dû capituler devant les 22 000 travailleurs de la santé qui s’obstinent à travailler contre la santé.

Je préfère y voir une décision difficile, mais lucide. Non, ça n’a aucun bon sens, aucune morale, d’exposer des patients fragiles à un virus mortel. Oui, la vaccination obligatoire reste cruciale pour assurer la sécurité de ces malades.

Mais si le bateau coule, ils ne seront pas plus avancés.

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Christian Dubé avait l’air inébranlable, comme ça, mais depuis trois nuits, il avait du mal à dormir. Les prévisions des gestionnaires étaient désastreuses : fermeture de 35 salles d’opération et de 600 lits de soins de courte durée. Réduction de services partout, des centres jeunesse aux CHSLD.

Les non-vaccinés ne sont pas répartis également dans le réseau. Il y a des poches de résistance. Par exemple, sur les dix préposés aux bénéficiaires d’un CHSLD, seulement cinq sont vaccinés. Au cours des derniers jours, on a espéré que ce nombre augmente à six, sept ou huit.

Ce n’est pas arrivé. « Le PDG nous dit : “Je suis obligé d’avoir une diminution de services, de fermer des lits, d’envoyer des patients ailleurs…”, a raconté M. Dubé en point de presse. On ne joue pas dans cette game-là. »

Pas question de faire revivre aux résidants le cauchemar de la première vague. « Je ne pouvais pas me retrouver à me regarder dans le miroir, demain matin, en ayant pris ce genre de risque là dans les CHSLD. »

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Vous me direz, avec raison, que laisser des préposés non vaccinés nourrir et laver des résidants, voilà ce qui risque de provoquer un incendie dévastateur, du genre de ceux qui ont ravagé les CHSLD au printemps 2020.

Mais la froide réalité, c’est qu’il n’y a pas de solution de rechange, pour l’instant.

Pour l’instant, il vaut mieux avoir des préposés non vaccinés que pas de préposés du tout.

Le creux de la première vague, c’est en plein là où se dirigeait le paquebot de la santé avec le départ forcé de milliers de travailleurs non vaccinés, a dû reconnaître le ministre.

« C’est comme si on revivait le pire de la première vague, dans notre réseau de santé, quand on avait 12 000 travailleurs absents. Et imaginez-vous qu’on a un réseau beaucoup plus fragile qu’il y a 19 mois… »

Oui, on peut très bien voir sa volte-face comme un lamentable échec.

J’y vois surtout une façon d’éviter le pire.

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Les antivaccins ont-ils gagné ?

Dans l’État de New York, la vaccination a été imposée à tous les travailleurs de la santé. Les New-Yorkais ont eu droit aux mêmes débats qu’ici. Aux mêmes prédictions apocalyptiques.

La catastrophe annoncée n’a pas eu lieu. Acculés au pied du mur, les soignants de l’État ont consenti à relever leur manche. Le système a tenu le coup.

Québec aurait-il dû se montrer aussi intraitable ? Résister, coûte que coûte, au bluff des non-vaccinés ? Il semble bien que non. Le jeu de M. Dubé était trop faible. Il n’avait aucun atout dans la manche.

« On a toujours opéré nos systèmes avec le minimum de gens dont on avait besoin. Ça, c’est la première erreur. Parce qu’à la minute où arrive un fléau, ce qu’on vient de vivre, déjà, on est en bas de la marge de manœuvre. »

Même avec le meilleur des plans de contingence, il aurait fallu forcer les infirmières vaccinées à travailler jusqu’à l’épuisement. Il aurait fallu fermer des lits, réduire des soins, annuler des interventions chirurgicales, allonger des listes d’attente…

Ça allait trop loin. « Le risque en ce moment est trop élevé, a dit M. Dubé. Ce serait irresponsable de jouer aux dés avec la santé des Québécois. »

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Le ministre veut donner « une dernière chance » aux non-vaccinés du réseau de la santé. Il leur donne un mois de grâce, jusqu’au 15 novembre, pour obtenir leurs doses. « Nous vous tendons la main et nous espérons sincèrement que vous allez la saisir. »

Pourquoi le feraient-ils ?

Maintenant que le ministre a montré son jeu, prouvant à la face du monde qu’il n’était pas du genre à mettre ses menaces à exécution, pourquoi diable se feraient-ils vacciner ?

Peut-être parce que les travailleurs de la santé non vaccinés ne sont pas tous les antivaccins enragés qu’on imagine.

Peut-être parce qu’ils ne sont pas tous des complotistes irrécupérables, intoxiqués aux théories débiles qui polluent les réseaux sociaux. Sûrement pas, en fait.

Il y en a parmi eux qui hésitent pour toutes sortes de (mauvaises) raisons. Ils se sentent invulnérables. Ils ont une peur bleue des aiguilles ou des effets secondaires. Ils sont frustrés par leurs conditions de travail et ne veulent plus se faire dire quoi faire…

C’est à eux que le gouvernement tend la main. Déjà, il a réussi à en convaincre 30 000 en 50 jours. Il faut « avoir de l’empathie » pour eux, laisser à leurs collègues le temps de leur parler, a dit le ministre.

D’accord. Brandissons la carotte encore un peu, puisqu’on n’a pas d’autre choix. Puisons à nouveau dans nos courtes réserves d’empathie, si c’est ce qui fonctionne…

Mais bientôt, on aura convaincu tous ceux qui pouvaient encore se laisser convaincre. Espérons alors que le réseau sera assez solide pour qu’on puisse brandir le bâton. Et l’utiliser sans fléchir. Après 19 mois de pandémie, si vous refusez le vaccin, votre place n’est pas dans un hôpital ni dans un CHSLD.