Ç’a été un tournant dans la campagne de Justin Trudeau. Devant la rage brute et brutale des manifestants, devant leurs « Fuck Trudeau ! » et leurs affiches réclamant la potence, l’organisation libérale avait été forcée d’annuler un évènement partisan en Ontario.

Ce soir-là, Justin Trudeau s’était présenté à la presse, l’air sincèrement désemparé. « Je regardais ces gens et je pense qu’on se demande tous qu’est-ce qui ne va pas bien dans leur vie. D’où ça vient, cette furie, cette intensité ? Parce que ce n’est pas typique du Canada. »

C’était le 27 août. Justin Trudeau venait de trouver le fil conducteur de sa campagne, jusque-là passablement mauvaise. Il serait celui qui résiste aux enragés. Sa victoire de lundi démontre que ce rôle l’a plutôt bien servi.

Mais à quel prix ?

Quelles traces cette campagne laissera-t-elle dans le paysage politique canadien ? La rage intense dont nous avons été témoins jour après jour pendant la campagne s’évanouira-t-elle dans la nature, maintenant que ces élections sont terminées ?

Avons-nous plutôt assisté à la naissance d’un mouvement populiste au sein d’un Canada qui se croyait naïvement immunisé contre les dérives démagogiques qui ont porté Donald Trump au pouvoir ?

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« Aujourd’hui, nous avons fait l’histoire », a lancé Maxime Bernier devant ses partisans, lundi soir, à Saskatoon. « La politique canadienne ne sera plus jamais la même. »

En Beauce, Maxime Bernier a mordu la poussière – loin, très loin derrière le député conservateur réélu, Richard Lehoux.

Le chef du Parti populaire du Canada (PPC) a perdu, mais il a gagné. En visibilité. En partisans. Ce n’est pas exactement la « vague mauve » qu’il annonçait, mais tout de même : des centaines de milliers de Canadiens l’ont appuyé.

« Ils veulent ravoir leur vie normale, a déclaré M. Bernier. Ils ne veulent pas du modèle tyrannique chinois que vous admirez, monsieur le premier ministre. »

On ne l’aurait pas cru, au début de la campagne. On avait l’impression que Bernier s’enfonçait chaque jour davantage avec ses déclarations grotesques. L’impression d’assister en direct à son suicide politique.

Mad Max, ça ne pouvait pas être sérieux.

Pas sérieux de traiter Justin Trudeau de « psychopathe fasciste », comme M. Bernier l’a fait sur Twitter quand le premier ministre a dénoncé l’égoïsme de ceux qui refusent de recevoir le vaccin contre la COVID-19.

Pas sérieux de traiter Jason Kenney de « despote » après que le premier ministre de l’Alberta a déclaré l’état d’urgence pour sauver le système de santé de sa province, au bord de l’effondrement.

Et pourtant si. C’était très sérieux. Tout au long de la campagne, le PPC de Maxime Bernier a grimpé dans les sondages, surpassant même les verts.

En 2019, le PPC n’avait récolté que 1,6 % des voix. Un flop qui aurait dû signer l’arrêt de mort du parti. Maxime Bernier lui-même avait été éjecté de son siège, après avoir fait campagne contre les immigrants et l’urgence climatique.

Lundi, en fin de soirée, le PPC était en passe de remporter une part beaucoup plus élevée du vote populaire. Le pourcentage total, autour des 5 % au moment de mettre sous presse, dépasse les 4 % exigés pour participer aux débats des chefs, lors des prochaines élections fédérales.

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Le PPC était branché sur le respirateur artificiel. Le mouvement antivaccin lui a donné un nouveau souffle.

Maxime Bernier n’en était pas à sa première métamorphose. L’ancien ministre des Affaires étrangères s’était déjà réinventé en politicien populiste d’extrême droite. Désormais, la transformation est complète.

Pour y arriver, le Beauceron ne s’est pas gêné pour exploiter le ras-le-bol d’une frange substantielle de la population du pays.

Il a canalisé à son profit la frustration de ceux qui rejettent le « système », la politique et les médias traditionnels.

Il a alimenté le délire des milliers de gens qui s’abreuvent de fausses nouvelles sur les réseaux sociaux.

Il n’a rien fait pour détromper ceux qui sont convaincus que le port du masque constitue une terrible atteinte à leurs droits fondamentaux.

Au contraire, il s’est employé à attiser leur colère. « Quand la tyrannie devient la loi, la révolution devient notre devoir », a-t-il écrit, reprenant à son compte le slogan de milices américaines d’extrême droite.

Pendant que les soignants, vaillants mais épuisés, montaient au front de la quatrième vague, Maxime Bernier soufflait sur les braises du mouvement antivaccin avec un cynisme absolument effarant.

Un cynisme impardonnable.

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Vous me direz que c’est ça, la politique.

Après tout, Maxime Bernier ne fait qu’appliquer les techniques de « séduction » qui ont si bien servi Donald Trump pour accéder à la Maison-Blanche.

Et c’est bien ce qui me fait peur.

La semaine dernière, quand un journaliste du Toronto Star a voulu interroger Maxime Bernier sur la présence de ses candidats aux manifs antivax devant les hôpitaux, un porte-parole lui a lancé : « Get lost, f***ing idiot. »

Va te faire voir, espèce d’idiot.

Juste quand on pensait que Maxime Bernier ne pouvait faire une meilleure imitation de Trump, le chef du PPC a exhorté ses partisans à agir à titre d’observateurs dans les bureaux de scrutin. « Les partis corrompus de l’establishment trouveront n’importe quelle raison pour rejeter les bulletins de vote du PPC », leur a-t-il écrit.

Si la tendance se maintient, il criera bientôt à la fraude électorale massive…

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« Mes amis, ce n’est pas uniquement un parti politique, c’est un mouvement, c’est une révolution idéologique que nous entamons aujourd’hui même », a déclaré Maxime Bernier à Saskatoon.

Ce n’est pas typique du Canada, disait Trudeau.

Ça ne l’est pas, mais ça pourrait bien le devenir.