En campagne, les controverses du jour éclipsent souvent les enjeux de fond.

Mon palmarès de la dernière décennie : le « candidat caquiste qui aime montrer ses fesses » ainsi que son collègue qui organisait dans son bar un concours du lancer de personnes de petite taille1.

Ça s’est encore produit dimanche. Des manifestants enragés ont cru bon de réclamer la pendaison de Justin Trudeau. Ils ont éclipsé un engagement majeur du chef libéral : plafonner à court terme les émissions de gaz à effet de serre (GES) de l’industrie pétrolière et gazière, puis les réduire.

Cette violence inquiète avec raison, mais elle ne devrait pas faire oublier l’essentiel.

Permettez donc que je revienne à l’engagement libéral. Selon les écologistes, il est majeur. Sur Twitter, Andrew Weaver, ex-chef du Parti vert en Colombie-Britannique, le juge « à la fois audacieux et réfléchi ». Mark Jaccard, professeur à l’Université Simon Fraser et collaborateur au Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), croit que les libéraux ont le meilleur plan. Devant les néo-démocrates et les verts.

Lisez l’analyse de Mark Jaccard (en anglais)

Hugo Séguin, fellow au CÉRIUM, m’a dit être « impressionné qu’un parti de pouvoir ait une proposition si forte ». Ce spécialiste des politiques climatiques se garde toutefois une petite réserve. D’importants détails manquent. Par exemple, à partir de quelle année les émissions seront-elles plafonnées ? Comment faire appliquer ces limites à chaque entreprise ? Et comment sévir contre les délinquants ? Une bataille juridique est aussi à prévoir avec les provinces de l’Ouest.

Les libéraux veulent bouger vite. Le plafond serait établi à court terme, peut-être dès 2022 ou 2023. Mais ce ne sera pas simple. De nouveaux projets sont en préparation – en début de mandat, les libéraux ont accordé une dizaine de permis de forages extracôtiers à Terre-Neuve-et-Labrador.

Reste que le plan libéral opère un virage majeur. Il met fin à des années d’hypocrisie.

Depuis des années, nos gouvernements tiennent un double discours. D’un côté, ils promettent de réduire les émissions de GES. De l’autre, ils continuent de produire plus de pétrole. Ils se justifiaient avec des phrases creuses. Du genre : l’économie et l’environnement vont ensemble. Très bien, mais ça signifie quoi ?

À chaque année qui passe, baisser les émissions de GES devient plus urgent. Cela ne pourra plus se faire en produisant plus de pétrole et de gaz. Mathématiquement, ça ne tient plus. On ne peut pas polluer moins et polluer plus en même temps.

Il n’y a pas si longtemps, M. Trudeau ridiculisait le NPD parce qu’il proposait le lent déclin des énergies fossiles.

Il n’est pas le seul à avoir changé d’idée. Même les groupes plus conservateurs comme l’Agence internationale de l’énergie ont fini par le reconnaître : il ne faut plus investir dans les nouveaux projets de charbon, de pétrole et de gaz.

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Revenons un peu sur les chiffres.

Le protocole de Kyoto exigeait que les pays réduisent leurs émissions à partir du niveau de 1990.

L’Union européenne les a baissées d’environ 24 %. Le Canada fait le contraire. Elles ont bondi de 21 %. La cause est facile à identifier.

Pendant que le Québec réduisait ses émissions de 3 mégatonnes de GES, celles des Prairies (Alberta et Saskatchewan) ont grimpé de 135 mégatonnes.

Des conservateurs répliquent que la demande mondiale va rester. Mieux vaudrait l’alimenter avec notre propre pétrole et notre propre gaz, plaident-ils.

Ils abordent le problème à l’envers.

La question de départ devrait plutôt être ceci : qu’adviendra-t-il si la production et la consommation continuent d’augmenter ? On connaît la réponse. Elle relève de la science, et non de l’opinion. Et elle n’est pas rassurante.

Il n’y a pas 56 solutions. Il faut baisser la consommation, bien sûr, mais aussi la production.

Lisez notre résumé du dernier rapport du GIEC

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Je sais, le plan libéral surprend. On a pris l’habitude de critiquer M. Trudeau. Après tout, le Canada est le seul pays du G7 dont les émissions ont augmenté depuis 2015.

Le chef libéral a attendu son mandat minoritaire pour adopter des mesures fortes comme la tarification du carbone. L’effet ne sera pas immédiat. Mais il y en aura bel et bien un.

Selon les plus récentes projections, en 2030, les émissions du Canada auront baissé de 31 % par rapport au niveau de 2005.

Consultez les modélisations d’Environnement Canada

Ce calcul a été fait au printemps. La baisse sera encore plus importante avec les engagements libéraux annoncés dimanche – plafonner les émissions de pétrole et de gaz, et aussi interdire la vente de véhicules à essence d’ici 2035 et mettre fin à l’exportation de charbon thermique d’ici 2030.

Même si c’est loin d’être gagné, la nouvelle cible (au moins 40 % sous le niveau de 2005) ne paraît donc pas fantaisiste.

Pourquoi alors un accueil si timide ?

Outre la distraction des manifestants enragés, je vois trois raisons.

La première, c’est que depuis la nationalisation de l’oléoduc Trans Mountain, beaucoup ont cessé de croire les libéraux. Même quand ils adoptent des politiques efficaces.

La seconde, c’est le fatalisme. Vrai, l’humanité n’est pas en voie de limiter le réchauffement à 1,5 °C. Mais le rapport entre le réchauffement et ses conséquences n’est pas linéaire. Une petite hausse entraîne une aggravation disproportionnée des dégâts. Chaque effort est donc utile.

Enfin, la troisième raison de l’accueil tiède est le silence de l’industrie. Si elle se sentait attaquée, elle riposterait, se dit-on.

En fait, elle est un peu piégée. Car elle ne peut pas s’y opposer sans se contredire.

Les sociétés pétrolières et gazières prétendent viser la carboneutralité. Elles ne peuvent pas dénoncer le plan libéral sans préciser à partir de quand leurs émissions diminueraient.

Pour l’instant, elles espèrent encore exploiter davantage de pétrole et de gaz.

Les conservateurs veulent protéger cette industrie, qui représente 5,6 % du PIB canadien. D’après les modélisations du professeur Jaccard, le plan libéral ne plomberait pas l’économie. La croissance serait de 23 % d’ici 2030, au lieu de 25 % avec le statu quo. Rien de radical…

Plus la transition énergétique tarde, plus le choc sera grand. Et la crise climatique a déjà des impacts financiers majeurs. Parlez-en aux assureurs qui modélisent depuis longtemps les coûts de la hausse des catastrophes naturelles. Et parlez-en aussi aux résidants de la Colombie-Britannique évacués à cause des incendies de forêt.

Ces sinistrés ont eu un présage de l’avenir, et il laisse un arrière-goût de cendre.

1. Pour les archives de Génies en herbe, le premier a perdu et le second s’est désisté.