Le projet était aussi audacieux que controversé. Il s’agissait de redonner vie à un quartier moribond du centre-ville de Montréal. Et de réparer les erreurs du passé.

Il y a 20 ans, le Quartier international de Montréal ne payait pas de mine. Balafré par l’autoroute Ville-Marie, saigné par les expropriations en série, boudé par les promoteurs immobiliers, c’était un no man’s land, paradis asphalté des stationnements de surface.

Puis est arrivé cet édifice. Un gratte-ciel horizontal, construit comme un pont au-dessus de l’autoroute Ville-Marie, comme un trait d’union entre le Vieux-Montréal et le centre-ville. Et le quartier s’est remis à respirer.

Au début, le projet a fait des mécontents. Ça coûterait bien trop cher, grondait-on. Un vrai gaspillage. Mais, peu à peu, tout le monde s’est rallié. Tout le monde a salué la vision du propriétaire de l’édifice, dont la construction a servi de moteur pour relancer le quartier.

Le propriétaire en question ? La Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ), qui a fait son siège social de ce bijou d’architecture, baptisé depuis édifice Jacques-Parizeau.

Son concepteur principal ? La firme d’architectes Daoust Lestage.

L’ironie de cette histoire, c’est que 20 ans plus tard, cette même firme a renoncé aux millions de la CDPQ. En février, elle s’est retirée du projet du REM de l’Est, parce qu’elle refusait d’y être associée.

Elle refusait de participer à une erreur qui défigurerait à nouveau le cœur de la métropole.

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C’est peut-être un projet de train rapide, mais on n’a pas vraiment l’impression d’avancer, avec le REM de l’Est.

Plutôt l’impression d’assister, impuissant, à un accident de train au ralenti.

Pire, on a l’impression de reculer vers un passé que l’on croyait révolu. Celui des échangeurs qui étouffent les villes, des infrastructures qui les écrasent, des autoroutes qui les déchirent.

Aujourd’hui, on dépense des millions pour panser ces plaies urbaines, pour corriger ces aberrations bétonnées d’une autre époque.

Alors, comment expliquer, en 2021, qu’on s’apprête à transpercer le cœur de Montréal de gigantesques pylônes, pour faire passer un train aérien ?

Comment expliquer qu’on fonce à toute vapeur, alors qu’à peu près tout ce que le Québec compte d’architectes et d’urbanistes nous met en garde contre cette catastrophe urbanistique annoncée ?

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À Vancouver, où les travaux de prolongement du SkyTrain ont commencé, ils ne se sont même pas posé la question. Aucun train aérien n’estropierait le centre-ville.

« Pour nous, c’était clair depuis le départ que ce serait souterrain », a raconté Rob Fleming, ministre des Transports de la Colombie-Britannique, à mon collègue Maxime Bergeron, reporter aux enquêtes économiques.

Lisez l’article de Maxime Bergeron

C’était clair, parce qu’un train aérien aurait été désastreux. Le bruit, les vibrations, la laideur des pylônes, les impacts négatifs pour les commerces, pour les résidants…

Évidemment, ils ont tenu des consultations publiques. Tout le monde était d’accord : il fallait enfouir les rails. Comme on l’a fait à New York, à Londres, à Chicago et ailleurs.

Pourquoi pas à Montréal ?

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Pourquoi pas ? Parce que les gratte-ciel risqueraient de s’effondrer, prévient CDPQ Infra, filiale de la Caisse qui pilote le projet de 10 milliards.

Sans blague. N’y pensez même pas, le centre-ville s’écroulerait comme un château de cartes, affirme-t-elle. Sur la base de quelles analyses, de quelles études scientifiques ? Elle refuse de les dévoiler. Il faut la croire sur parole.

Autre obstacle de taille : les lignes de métro et les vieilles conduites d’eau qu’un train souterrain devrait contourner. Ce serait, semble-t-il, beaucoup trop compliqué.

Aussi, aussi, aussi, un train souterrain ferait chuter l’achalandage prévu de 10 % à 26 %, selon la filiale. C’est que les passagers, voyez-vous, n’auraient pas le courage d’utiliser des ascenseurs ou des escaliers mécaniques pour se rendre aux stations enfouies sous terre…

Avouez que c’est dur à croire. Mais une fois de plus, il faut se fier à la parole de CDPQ Infra, qui refuse obstinément de rendre ses études publiques.

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C’est d’autant plus dur à croire que les experts interrogés dans le reportage de Maxime Bergeron sont unanimes : oui, un train souterrain au centre-ville, ça se fait. Sur le plan technique, ça se fait.

La preuve, c’est que ça s’est fait dans plein d’autres villes, dotées elles aussi de lignes de métro et de conduites d’eau. Ça se fait partout, à condition d’y mettre le prix.

Il est là, le véritable nœud du problème. L’obstacle apparemment insurmontable.

Creuser au centre-ville représenterait un gouffre sans fond pour CDPQ Infra. Ça ne serait tout simplement pas rentable. Il n’y a pas à chercher plus loin. Les gratte-ciel n’ont rien à craindre.

Le bas de laine des Québécois, davantage.

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Le REM de l’Est n’est pas un mauvais projet, au contraire. Il est important pour l’environnement, puisqu’il contribuerait à la réduction de 35 000 tonnes de gaz à effet de serre par année.

Il est important pour les centaines de milliers de Montréalais de l’est de l’île, mal desservis. Il est plus que temps de leur permettre de se déplacer sans voiture. Et sans défigurer le centre-ville.

Mais ça, ça coûte cher.

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Combien ça coûterait, au juste, pour enfouir les rails au centre-ville ? Le grand patron de CDPQ Infra, Jean-Marc Arbaud, affirme que cette option n’est « pas quantifiable ».

Encore une fois, c’est dur à croire. CDPQ Infra a commandé des études avant d’annoncer le projet, en décembre 2020. Pendant 18 mois, elle a évalué divers scénarios. Elle doit bien avoir une petite idée des coûts…

Le groupe a promis que les études ayant présidé à son choix seraient rendues publiques… au cours des prochains mois. Pourquoi pas maintenant ?

Tout se passe comme si CDPQ Infra voulait mettre les Québécois devant un fait accompli. Comme si elle cherchait à gagner du temps et à dévoiler ces études lorsqu’il sera trop tard pour faire marche arrière.

Ah, on a bien créé un comité d’experts, chargé de se prononcer sur l’architecture et l’intégration urbaine du REM de l’Est. Mais ce comité n’aura rien à dire sur le choix du tracé, et surtout pas sur le fait que le train sera aérien, ou ne sera pas.

Ça donne terriblement l’impression d’un exercice fantoche, destiné à avaliser ce qu’on nous vend déjà comme un extraordinaire « projet signature » à Montréal.

Mais il aura beau être en cristal, ce train, avec des pylônes dorés incrustés de pierres précieuses, ça restera un train aérien en plein centre-ville. Massif. Dévastateur.