On va se dire les vraies affaires.

Ça ne devrait pas trop vous surprendre, considérant la façon dont les journalistes sont généralement représentés dans les films et les séries télé : casse-pieds, sans trop de morale. Des fouines habillées comme la chienne à Jacques.

La réalité, Dieu merci, est moins caricaturale.

Plein de journalistes sont idéalistes et veulent changer le monde. Plein d’autres, disons-le, cultivent un goût prononcé pour l’ironie et le sarcasme. Peut-être parce qu’ils passent leur temps à déterrer des scandales et des magouilles. Peut-être que ça rend un peu cynique, à la longue.

Tout ça pour vous révéler ce scoop qui n’en est pas vraiment un : entre eux, les journalistes n’ont pas de filtre.

J’ai à peu près tout entendu, en réunion de production. Des blagues grinçantes. Des remarques non politiquement correctes. Certains de mes collègues, par ailleurs charmants, excellent dans l’humour noir. Ils disent des choses qui ne se répètent pas en société.

Pas dans le journal, en tout cas.

C’est pour ça, je crois, que l’histoire de la journaliste Wendy Mesley m’a tellement bouleversée. Dans son cas, il n’était même pas question de sarcasme ou de mauvaise blague. Dans son cas, il était seulement question d’un mot.

Eh oui, ce mot-là. Encore.

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Née à Montréal, Wendy Mesley fait partie de ces idéalistes entrés en journalisme pour changer le monde. Pendant près de 40 ans, elle a mené une brillante carrière à la CBC. Au Québec, elle a couvert le référendum de 1980. Elle a interviewé René Lévesque. Jean Drapeau. Robert Bourassa.

PHOTO DARREN CALABRESE, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Wendy Mesley

Elle a été la première femme correspondante parlementaire de la CBC, à Ottawa. Elle a ouvert la voie à plein d’autres femmes. Elle est devenue une tête d’affiche du réseau anglais de la télé publique. L’équivalent de Céline Galipeau, à Radio-Canada.

Et elle n’est jamais devenue cynique.

Après le meurtre de George Floyd, en mai 2020, une collègue noire a tweeté qu’elle avait été traitée de N** ger à plusieurs reprises. Outrée, Wendy Mesley a voulu obtenir son témoignage en ondes. Elle en a discuté en conférence téléphonique avec les producteurs de son émission, The Weekly with Wendy Mesley.

C’est là qu’elle a prononcé le mot. Pas pour insulter qui que ce soit. Au contraire, c’était pour dénoncer l’insulte en question.

Elle ne connaissait pas encore l’existence de cet impitoyable diktat : les Blancs ne doivent pas prononcer le « mot qui commence par N », en aucune circonstance, sous aucun prétexte.

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« Je peux être très directe. Et je ne comprenais pas comment l’utilisation de ce mot pouvait blesser, quel que soit le contexte. C’était mal et irréfléchi », a-t-elle écrit mercredi dans une tribune au Globe and Mail.

Lors de la conférence téléphonique, deux collègues se sont senties blessées. Wendy Mesley s’est confondue en excuses. Mais le mal était fait. Ses patrons ont fait enquête.

Ils ont déterré un autre incident, survenu des mois plus tôt. En préparant une émission sur le racisme et le projet de loi 21 (Loi sur la laïcité de l’État), Wendy Mesley a voulu expliquer à ses collègues que des Québécois avaient peut-être du mal à percevoir les groupes minoritaires comme des victimes, puisqu’ils avaient eux-mêmes l’impression d’être menacés en tant que membres de la minorité francophone au Canada.

Elle leur a parlé de l’analyse de Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique. Elle a prononcé le titre entier du bouquin, tel qu’on le retrouve dans sa traduction anglaise. White N** gers of America. Sans les deux astérisques*.

« Tout cela a été fuité dans la presse. La conteuse d’histoires est devenue l’histoire. Pire, je suis devenue un scandale », écrit Wendy Mesley, qui a décliné ma demande d’interview.

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Au terme de l’enquête interne, la journaliste a été suspendue. Son émission a été annulée. La CBC lui a ordonné de suivre une formation afin de se sensibiliser à ces enjeux…

Mais elle croyait encore pouvoir s’en sortir. Pendant un an, elle a cru que ses patrons finiraient par voir la lumière. Elle a cru que les gens « finiraient par comprendre qu’il y a une différence entre une journaliste qui répète une remarque haineuse à des collègues pour en faire un sujet de reportage et une journaliste joyeusement raciste qui essaie de faire couler du sang ».

Ce n’est pas si difficile à comprendre, il me semble.

Mais ses patrons n’ont pas compris. Ou alors, ils n’ont pas voulu comprendre.

Lundi, Wendy Mesley a remis sa démission.

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Voilà, l’histoire se termine comme ça. Faites-en ce que vous voulez. Triturez-la dans le sens qui vous arrange.

En écrivant ces lignes, je sais déjà que mon courrier du genou, bientôt, ne saura plus où donner de la tête. Vous allez tirer dans toutes les directions.

Il y a ceux qui jugeront que cette histoire est montée en épingle, qu’elle ne reflète pas la réalité, qu’elle ne sert qu’à créer une fausse « panique morale ».

Qu’ils aillent le dire à Wendy Mesley. Son cauchemar est bien réel. La lâcheté de la CBC l’est tout autant. La société d’État s’est servie de l’affaire pour s’absoudre, ou du moins détourner l’attention de ses propres problèmes de racisme, autrement plus graves, accuse la journaliste dans le Globe and Mail. « Je suis devenue un instrument commode pour nettoyer leur marque. »

Dans le camp opposé, il y a ceux qui récupéreront cette histoire, justement, pour alimenter la panique à propos des « wokes » et de la « culture de l’annulation » qui seraient sur le point d’anéantir notre civilisation…

Wendy Mesley elle-même a été « horrifiée » de constater qu’elle était devenue la tête d’affiche d’un mouvement auquel elle n’appartient pas. Elle n’est pas militante ; elle est journaliste.

De ce journalisme, écrit-elle, qui « ne devrait être qu’une recherche de la vérité — de toutes les vérités ».

* À propos des astérisques : non, ce n’est pas de la censure. Plutôt une question de respect. Lire ces explications de François Cardinal, éditeur adjoint de La Presse.