Patrick Davis correspond assez bien à l’idée qu’on peut se faire d’un avocat de la défense. Frondeur, limite baveux, voix puissante, sûr de son affaire.

« Est-ce qu’on va faire une entrevue politically correct, ou pas politically correct ? », demande-t-il d’emblée à la journaliste Monic Néron, dans le documentaire La parfaite victime.

L’homme se cale dans son fauteuil pour nous dire les vraies affaires, on le sent…

« Je n’ai perdu aucune cause d’agression sexuelle », dit-il fièrement.

C’est gros.

La journaliste lui demande s’il a vraiment fait acquitter tous ses clients.

« Oui », répond-il.

Une recherche sommaire dans la banque de données CanLII (bien incomplète) fait rapidement ressortir trois causes où il était avocat de la défense dans des affaires de crimes sexuels et où son client a été condamné entre 2006 et 2015. Ne parlons pas de l’affaire de 2020, survenue après l’entrevue, où son client a aussi été reconnu coupable et déclaré « délinquant à contrôler ».

En entrevue à la radio, il a expliqué qu’il était second chair, autrement dit assistant, dans la cause de 2015. C’est pourtant lui qui a contre-interrogé la victime.

Voilà un détail, me direz-vous.

Pas vraiment. Cet extrait n’est pas là pour rien, dans la bande-annonce coup de poing du film bouleversant de Monic Néron et d’Émilie Perreault. Cette affirmation appuie la thèse centrale du documentaire : il est presque impossible de faire condamner quelqu’un pour agression sexuelle. La preuve ? Un avocat habile peut gagner toutes ses causes.

C’est évidemment faux.

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Fausse aussi, la statistique répétée comme un leitmotiv dans le film, selon laquelle seulement 18 % des dossiers soumis par la police sont autorisés par les procureurs pour donner lieu à des accusations.

Ça voudrait dire qu’après une enquête policière, les procureurs ne retiendraient même pas 2 dossiers sur 10.

C’est gros.

Et c’est faux.

À la décharge des journalistes, les statistiques judiciaires sont souvent incomplètes, mal compilées ou pas du tout dans le monde judiciaire.

Raison de plus pour aller aux bonnes sources.

L’an dernier, la police de Montréal a soumis 435 dossiers d’agression sexuelle aux procureurs du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) à Montréal. De ce nombre, 311 ont été « autorisés » par les procureurs et ont donné lieu à un dépôt d’accusation. C’est-à-dire 71,5 %.

Sept sur dix.

Rachelle Pitre est la patronne de l’équipe de 13 procureures spécialisées en crimes sexuels. C’est elle-même qui a compilé ces données, qui ressemblent à celles des années précédentes. Mettons que le fait d’entendre, sans la moindre preuve, que les causes sont « bloquées au DPCP », ça l’a fait bondir.

« Que des victimes se sentent comme ça, je le comprends. Mais ce n’est pas la réalité sur le terrain. On fait affaire avec toutes sortes de victimes, chacune est unique, et personne ne leur demande d’être parfaites. C’est écrit noir sur blanc dans les jugements. »

Ça ne me dérange pas qu’on critique le système ; il est loin d’être parfait. Mais je suis inquiète qu’on envoie le message que les victimes ne sont pas entendues ou pas crues. C’est très dommageable.

Rachelle Pitre, patronne de l’équipe de 13 procureures spécialisées en crimes sexuels

C’est un message pourtant répété dans les médias de différentes manières.

En 2020, 102 dossiers de crimes sexuels ont été conclus devant la Cour à Montréal. Là-dessus, il y a eu 89 condamnations (réponse à l’accusation ou verdict).

Et 13 acquittements.

Parmi ces 13 acquittements, il y a eu dans la même semaine ceux de Gilbert Rozon et d’Éric Salvail. Toute l’attention médiatique a été concentrée sur ces deux cas tonitruants de « vedette ». On n’a pas porté attention aux 10 déclarations de culpabilité survenues la même semaine dans le même palais de justice.

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Le documentaire nous fait entendre puissamment et avec sensibilité la voix de nombreuses victimes. C’est sans doute sa grande qualité.

Mais comment a-t-on pu seulement donner la parole à Claude F. Archambault, ex-avocat radié depuis 10 ans ? Même avant d’être radié, l’octogénaire avait une réputation douteuse. L’ex-criminaliste est au ban de sa profession, mais pas grave, on en fait l’un des intervenants principaux. Il nous explique avec un grand sourire que la moindre contradiction peut servir à démolir un témoignage et que, oui, la victime doit être « presque parfaite ». L’homme est totalement discrédité, tant par l’anachronisme que par la déontologie.

Sur fond de musique clownesque, le documentaire tente aussi de nous montrer à quel point la notion de « doute raisonnable » est insaisissable. Un interlocuteur bafouille et demande de recommencer ? On garde ça au montage. La juge en chef de la Cour du Québec, Lucie Rondeau, dit : « Je vais regarder mes notes » pour essayer d’être précise ? On garde ça pour la ridiculiser. Et pour finir, une autre juge à la retraite dit que le concept est « flou ». Conclusion : c’est totalement arbitraire, subjectif, cette affaire-là.

Ce n’est heureusement pas le cas, même si, sur ce sujet comme sur tous les autres, les juristes peuvent ergoter à l’infini. Tous les systèmes de droit dignes de ce nom exigent une preuve raisonnablement certaine avant d’envoyer quelqu’un en prison. Pour tous les crimes.

Je n’ai rien contre le journalisme d’embuscade quand il est nécessaire. Mais… pourquoi cacher un micro sur une victime et faire enregistrer un procureur à son insu, comme si c’était un trafiquant d’armes ou un fraudeur ? S’attendait-on à l’entendre proférer des horreurs ?

On comprend la peine et la colère de la femme qui vient de se faire dire qu’il n’y aura pas d’accusation contre celui qui l’a harcelée et touchée il y a 30 ans, quand elle était adolescente. Mais dans le peu qu’on entend du procureur, il semble très correct, empathique : oui, il la croit ; mais les faits justifient une accusation « sommaire » (pour les gestes les moins graves) et le délai imposé par la loi est dépassé.

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Les crimes sexuels sont sous-dénoncés, et c’est un problème. J’en ai vu, des acquittements mal fondés. Il faut les critiquer, les dénoncer. Ils sont quand même la minorité.

Témoigner est toujours pénible. Le faire comme victime l’est encore plus. Tout ce qu’on fait pour accompagner les victimes est indispensable, et devrait être mieux fait encore.

Vendredi, mon collègue Louis-Samuel Perron a fait paraître un article sur les dossiers d’exploitation sexuelle devant nos tribunaux. Le nombre d’accusations a augmenté de 40 % depuis quatre ans, essentiellement parce qu’on a mis les ressources pour arrêter les proxénètes. Ce sont des dossiers horribles, où les victimes ont peur de se faire tuer, en plus d’avoir subi des sévices sexuels graves. Il n’y a aucune victime « parfaite » dans ces affaires. Il y en a qui s’effondrent, qui fuient. Mais elles sont entourées, soutenues, et elles trouvent le courage de témoigner. Les deux tiers des dossiers finissent par une déclaration de culpabilité (ce qui est à peu près le cas pour les crimes en général).

De ces femmes, et de toutes ces personnes qui les aident, les écoutent, les accompagnent, on ne parle pas assez.

Ce « système » est éminemment perfectible. Il est à géométrie variable. Le rapport de décembre du groupe de travail sur l’accompagnement des victimes de violence conjugale et de crimes sexuels en fait état, et il contient de nombreuses propositions.

Mais répéter sans arrêt que les plaintes des victimes ne donnent rien, ou leur envoyer le message qu’elles doivent être « parfaites », ce n’est pas aider les victimes.

En plus d’être faux, ça conforte surtout les agresseurs.