Le ministre de la Santé est en forme.

Pas Pierre-Lavoie-en-forme, mais en forme pour un homme de bientôt 65 ans qui a un job de fou : patron du mammouth de la Santé.

En vélo, quelqu’un qui cherche son souffle constamment va arrêter de parler dans les montées. Pas Christian Dubé. Dans les côtes des campagnes de l’Estrie, samedi dernier, en milieu de matinée, il moulinait comme il parlait : pas un feu roulant, mais à vitesse constante.

« Chaque fin de semaine, avec Josée [sa conjointe], on bouge. On marche, on pédale, on skie… Cet après-midi, je suis sûr qu’elle va me demander de retourner rouler. »

Cette idée de sortie à vélo, c’était la mienne. Je ne connaissais pas Christian Dubé. J’ai vu l’an dernier qu’il publiait des selfies souriants de ses randonnées à vélo. J’ai proposé à son cabinet d’aller pédaler avec lui, sous le prétexte de l’approche de sa première année comme ministre de la Santé (22 juin).

PHOTO KARENE-ISABELLE JEAN-BAPTISTE, LA PRESSE

Christian Dubé en compagnie de notre journaliste Patrick Lagacé

On a roulé 40 km dans les cartes postales autour de Sutton.

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Christian Dubé a chapeauté une campagne de vaccination couronnée de succès, qui fait étonnamment briller le Québec parmi les meilleurs. Le système, il faut le dire, nous a habitués à des ratés systémiques frustrants.

Christian Dubé m’a raconté ce qu’il a raconté souvent : son passé chez la papetière Cascades, l’exemple des frères Lemaire, Alain en particulier, pour la gestion. Comment il est passé des finances aux opérations, par l’Europe.

Mais, aussi, chez Domtar, avant Cascades. Et comme associé dans sa firme de consultation en fusions et acquisitions dans les années 1980, avec Renaud Lapierre et Rodrigue Biron, ministre de l’Industrie sous René Lévesque au début des années 1980.

C’est chez Cascades qu’il a découvert les « BI », pour « Business Intelligence », qu’il faut prononcer à l’anglaise. Je vais essayer de résumer le concept simplement.

Vous avez des usines. Les usines sont une courtepointe : certaines ont été achetées par votre entreprise, d’autres pas. Elles produisent du carton, du papier, des emballages. Et elles n’ont pas les mêmes systèmes informatiques qui permettent d’obtenir les données nécessaires à la prise de décision, pour avoir une vue d’ensemble…

Il y a alors deux options, m’explique Christian Dubé.

« La première, c’est d’instaurer un progiciel qui va uniformiser les pratiques. Comme le SAP. Les consultants vont toujours te dire : “Installez SAP !” Le SAP, ça fait vraiment triper les gens de technologies de l’information… »

Mais pour une entreprise comme Cascades, SAP, c’est des centaines de millions et des années à implanter.

« La deuxième option, poursuit l’ancien VP de Cascades, c’est de créer des BI. On fait ça maison. Ce n’est pas spectaculaire. Mais ça permet d’obtenir 80 % des données en très peu de temps. Ça permet d’éclairer les décisions, rapidement. »

C’est ce qu’il a imposé chez Cascades. Ça a permis d’avoir des données de qualité, rapidement, pour faire des gains d’efficacité et prendre des décisions éclairées.

Quand Christian Dubé est arrivé à la Santé, il y a un an, il a bien sûr été dépité par le manque de données disponibles en temps réel. Il s’est renseigné sur l’infrastructure à créer pour obtenir des données en temps réel des CISSS, des CIUSSS et autres patentes à acronymes de la Santé opérant sur des systèmes de collecte de données disparates…

Le nouveau ministre voulait ces données pour avoir un portrait juste et immédiat des tests de dépistage et du traçage. Et de la vaccination, éventuellement.

« On m’a dit que ça coûterait entre 1,5 milliard et 3 milliards et que ça allait prendre des années… J’ai répondu qu’on n’avait pas cet argent et, surtout, qu’on n’avait pas des années. »

Le ministre a parlé des BI aux gens de l’informatique du Ministère. C’était à l’été 2020.

À l’aube de l’été 2021, sur sa terrasse, Christian Dubé sort sa tablette, me la montre et commence à naviguer dans les différents écrans. Des graphiques, des statistiques, des compteurs…

« Regarde ici… »

(On passe rapidement au « tu », avec Christian Dubé.)

Il me montre des stats pour les CHSLD, les RPA, les RI, tous les endroits où vivent les personnes âgées. « Ça, ce sont les statistiques de cas, d’éclosions. On les avait, avant. Mais pas en temps réel ! Là, on les a live. C’est la même chose pour la vaccination. Tu vois, à 12 h 11, aujourd’hui, on a… Attends… 40 000 injections depuis ce matin. Hier : 67 000 personnes vaccinées. Aujourd’hui : 90 000 rendez-vous pris… »

Il referme la tablette, il sourit : « C’est ça, un BI. »

Quand tu as un BI, dit Christian Dubé, tu as un accès direct aux données. Personne ne peut produire un rapport que lui seul comprend pour t’expliquer pourquoi ses échecs sont tout à fait normaux…

« Je veux un BI pour les soins à domicile. J’en veux pour les horaires des infirmières… »

Il parle de BI avec un éclair dans les yeux, comme s’il évoquait un geste sportif formidable ou un tableau de grand maître…

Christian Dubé sait que les ressources humaines – particulièrement l’hémorragie d’infirmières – sont son plus grand défi de ministre, en marge de la pandémie. Stopper l’hémorragie, recruter des infirmières : c’est capital. Il veut en recruter 5000 d’ici décembre 2021, par l’entremise de la formation et, surtout, du retour de celles qui sont parties pour la retraite ou le privé…

« Le BI, c’est quand même pas la solution à la crise des infirmières ?

— Non. C’est une meilleure gestion, la solution. La culture de gestion, présentement, c’est flexibilité et mobilité. On fonctionne à 80 % des effectifs et la culture, c’est que si on en a besoin, on imposera du temps supplémentaire obligatoire [TSO]. On déplacera des gens. Le cancer que cela a causé, c’est le recours constant au TSO. Ma théorie, c’est que même si on a 110 % des effectifs, ça va revenir moins cher que de recourir au TSO et aux agences privées. »

Sans compter, dit-il, que le bonheur au travail est contagieux.

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Je pense que c’était l’automne dernier. Les cas montaient. Il a fallu se réencabaner, de changements de couleur de zone en défis 28 jours. Je regardais un point de presse du trio santé avec Philippe Cantin, avant l’émission de radio.

« Estifi que Dubé doit s’ennuyer du Trésor…

— Ben non ! m’a répondu Philippe, sourire en coin.

— Tu penses ?

— J’en suis sûr. Il doit triper. C’est le défi de sa vie… »

Sur la terrasse de sa maison de campagne, des mois plus tard, dans le décor magnifique de l’Estrie verte, je raconte l’anecdote à Christian Dubé, puis je lui demande :

« C’est grisant, gérer la Santé, en temps de pandémie ? »

Il a pris une seconde pour réfléchir. Je pense avoir compris pourquoi : la pandémie a mis la société sur pause, bouleversé des vies, des familles. Il faut choisir ses mots…

« J’adore ça, dit-il. Ce qui est grisant, c’est de sentir qu’on fait une différence. J’aurais été content de rester au Conseil du trésor, mais là, c’est une coche de plus. Je sens que je peux faire une différence avec la campagne de vaccination, avec le rattrapage en chirurgie… »

Christian Dubé a très, très, très bien gagné sa vie chez Cascades. À la Caisse de dépôt aussi, où il a atterri comme premier vice-président après avoir démissionné comme député caquiste en 2014. Le magnifique domaine qu’il habite est le symbole de cette carrière bien rémunérée.

Ministre, c’est bien payé… Mais moins bien que VP d’une entreprise cotée en Bourse, quand même. Pourquoi la politique ?

Christian Dubé commence une réponse : « Je ne veux pas que ça sonne croche… », puis se lance dans un long détour, comme souvent, pour bien expliquer et nuancer…

Il n’a pas grandi dans le fric. Mère enseignante, père capitaine de bateau. Lui, à 12 ans, il lavait les rôtisseries de l’épicerie du coin pour faire des sous. « Quand j’en ai assez, je n’en ai pas besoin de plus. J’ai fait de l’argent, chez Cascades : on était payés aux résultats. Alors ma réponse, c’est : le sens de l’État. J’ai commencé dans les affaires avec Rodrigue Biron. On marchait dans la rue, les gens le saluaient. On sentait le respect. Les gens se souvenaient que Rodrigue avait aidé le monde avec son “plan Biron” quand l’économie allait mal. »

Alors voilà : le sens de l’État, c’est important. Ce qui me fait triper, c’est de voir que ça va mieux. J’ai été un agent de changement dans le privé. Je le suis au gouvernement.

Christian Dubé, ministre de la Santé et des Services sociaux

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Il me montre l’érablière, parcourue par mille tubes bleus disposés à l’horizontale. Il m’entraîne vers la cabane improvisée qu’il a aménagée en annexe à une ancienne grange. Une bouilloire flambant neuve s’y trouve, pour faire du sirop d’érable.

« Mon fils a passé l’hiver ici, avec Josée et moi. Sa blonde était avec nous. Il m’a demandé de lui montrer à faire du sirop, il avait vu son grand-père en faire. La semaine, il allait acheter de l’équipement et la fin de semaine, on a monté ça… »

Deux chaises berçantes flanquent la bouilloire, immense machine qui crée le sirop par ébullition.

« C’est le fun, ça nous a tous rapprochés… »

Christian Dubé et son fils ont embouteillé deux cuvées de sirop d’érable, le printemps dernier. Elles portent deux noms…

« Première dose » et « Deuxième dose » !

Dans la cabane à sucre, le ministre fait coulisser une porte, qui montre des cordes de bois, une hache, une fendeuse.

« Et quand ça allait mal, cet hiver, je faisais ça… »

Bûcher du bois, comme chacun le sait, est un exutoire formidable.

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« As-tu déjà fait du vélo électrique ? »

Christian Dubé me montre ses vélos électriques. Je n’ose pas lui dire que je maudis les bécyks électriques qui me dépassent dans la côte Berri. Tricheurs…

« Jamais.

— Viens, on va essayer ça… »

Ce sont des vélos de montagne, pour la trail. Il m’entraîne dans la forêt, sa forêt.

J’ai gossé un peu, au début. Faut appuyer sur un piton pour changer l’intensité de l’assistance électrique au gré des pentes, assistance qui est, ma foi, très efficace dans les montagnes russes naturelles des sentiers forestiers…

Devant moi, Christian Dubé était loin, habitué au terrain, habitué à gérer le piton électrique du vélo.

J’ai finalement compris comment gérer le vélo électrique. Bien géré, le piton permet de gérer plus efficacement son énergie, de rouler plus vite, de négocier plus efficacement le terrain imprévisible…

Et pour une fois depuis je ne sais trop quand, je me suis dit que le type aux gros mollets devant moi était peut-être le ministre qui allait trouver le piton pour faire la même chose avec le mammouth de la Santé…