Les changements climatiques bouleversent l’écosystème du fleuve Saint-Laurent et les entreprises de pêche qui en dépendent. Les stocks de crevettes nordiques sont à leur plus bas niveau depuis plus de 30 ans, tandis que les sébastes sont si nombreux qu’ils mangent leurs petits. Au cœur de la tempête : les crevettiers, qui viennent de recevoir le plus faible quota de pêche de leur histoire. Annoncée en même temps, la levée du moratoire sur la pêche commerciale au sébaste imposé en 1995 est une bouée insuffisante, déplorent-ils.

« C’est le découragement total dans la flotte. On s’en va assurément vers une faillite de peut-être bien 80 % de nos membres », regrette Vincent Dupuis, crevettier et président de l’Association des capitaines-propriétaires de la Gaspésie (ACPG).

« Le moral est au plus bas, il y a de la frustration. Moi, j’ai passé ma vie dans les pêches, j’ai 61 ans, j’ai tout mis là-dedans […]. Alors quand tu dis qu’aujourd’hui, je me prépare pour une faillite, c’est incroyable. Je fais n’importe quoi pour garder le moral et ne pas tomber en dépression. C’est ça qu’il se passe actuellement dans les pêches. Tous les gars, on est pareil », a-t-il ajouté.

Manifestation

L’ACPG manifestera son mécontentement ce mardi matin lors d’un rassemblement qui se tiendra devant le bureau de circonscription de la ministre fédérale des Pêches, des Océans et de la Garde côtière, Diane Lebouthillier, à Grande-Rivière, près de Percé.

Le 26 janvier, la ministre a annoncé une « baisse marquée » du total autorisé des captures de crevettes nordiques dans le Saint-Laurent pour la saison 2024 : 3060 tonnes. Un quota qui assurera une pêche « modeste ».

À titre comparatif, le quota était de 14 524 tonnes l’an dernier. En 2015, il avait atteint 31 549 tonnes.

Le réchauffement des eaux profondes du Saint-Laurent, la baisse d’oxygène dans l’eau et la prédation du sébaste – un poisson de fond – seraient à blâmer pour l’effondrement des stocks.

  • Distribution de la biomasse de crevette nordique dans le relevé de Pêches et Océans Canada pour l’année 2005

    IMAGE TIRÉE D’UN DOCUMENT DE PÊCHES ET OCÉANS CANADA

    Distribution de la biomasse de crevette nordique dans le relevé de Pêches et Océans Canada pour l’année 2005

  • Distribution de la biomasse de crevette nordique dans le relevé de Pêches et Océans Canada pour l’année 2022

    IMAGE TIRÉE D’UN DOCUMENT DE PÊCHES ET OCÉANS CANADA

    Distribution de la biomasse de crevette nordique dans le relevé de Pêches et Océans Canada pour l’année 2022

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Le réchauffement de l’eau semble avoir eu l’effet inverse sur le sébaste, dont la biomasse est aujourd’hui estimée à près de 2 millions de tonnes, alors qu’elle était de 138 000 tonnes en 1994, tout juste avant le décret du moratoire.

Fin janvier, la ministre Lebouthillier a aussi annoncé la levée du moratoire sur la pêche au sébaste. Elle a alors décrété un quota « plancher » de 25 000 tonnes, dont 10 % iront aux crevettiers.

« L’annonce pour la crevette était prévisible, mais l’annonce pour la répartition de quotas de sébastes vient plus ou moins signer l’arrêt de mort de notre flottille », soupire Patrice Element, directeur de l’Office des pêcheurs de crevette du Québec.

« À un moment donné, soit qu’elle révise les allocations de sébastes ou qu’elle finance une rationalisation, [c’est-à-dire un] rachat de permis et d’entreprises. Parce que là, pour la quasi-totalité de la flotte, c’est la faillite qui s’en vient », ajoute-t-il.

En incluant le Québec, Terre-Neuve-et-Labrador, le Nouveau-Brunswick et les Premières Nations, il y a entre 80 et 90 permis de pêche à la crevette dans le golfe du Saint-Laurent, explique-t-il.

Il calcule donc que, par entreprise de pêche, cette allocation représente environ 70 000 livres de sébaste. Or, il souligne qu’il faut environ une journée et demie de pêche pour capturer ce volume. « Il n’y a rien là pour nous autres. »

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

La levée du moratoire sur la pêche au sébaste a été annoncée fin janvier.

« Actuellement, on ne peut même pas se permettre de mettre nos bateaux à l’eau pour essayer de pêcher ça. C’est comme si je disais à un chauffeur de taxi : tu vas avoir droit à deux runs dans ton mois. Ça ne paye même pas les assurances et le gaz », illustre pour sa part le capitaine Dupuis.

La part du lion aux « bateaux-usines »

Le reste des allocations de la pêche au sébaste a été attribué au secteur de la flottille côtière (14,84 %), au secteur de la flottille semi-hauturière (5,72 %) et au secteur de la flottille hauturière (58,69 %) dans les quatre provinces de l’Atlantique et au Québec.

Les bateaux hauturiers sont des navires de 30,5 mètres (100 pieds) et plus.

« Le sébaste, la ministre avait dit qu’elle allait prioriser les entreprises qui font vivre les communautés côtières et qu’elle ne voulait pas avoir de pêcheurs de salon. […] Elle a plutôt priorisé quelques grosses compagnies de offshore, de bateaux-usines », déplore Vincent Dupuis.

Au Québec, une seule entreprise de pêche détient un permis de bateau hauturier, mais elle n’en possède pas un dans les faits.

« Aujourd’hui, ça n’existe plus au Québec », a confirmé le ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec, André Lamontagne.

« C’est complexe, ce qui s’en vient, et c’est pour ça que, sans que ce soit la panacée, la reprise de la pêche au sébaste au Québec, on voyait là une opportunité de venir mitiger et apaiser un peu les défis causés par ce qu’il se passe avec la pêche aux crevettes. On avait vraiment demandé au gouvernement fédéral, dans l’allocation des différents quotas, de porter une attention spéciale à nos crevettiers qui sont en difficulté. On est très déçus », a-t-il expliqué en entrevue avec La Presse.

C’est sûr qu’on va tout faire pour qu’il y ait un changement de cap.

André Lamontagne, ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec

Pêches et Océans Canada n’a pas été en mesure de nous indiquer combien il y avait de bateaux hauturiers qui seraient autorisés à pêcher le sébaste et dans quelles provinces ils étaient situés.

« On déplore le partage parce qu’il y a 60 % du sébaste qui va aller à des grandes corporations et non à des pêcheurs côtiers qui font vivre l’est du Québec et du Canada », précise en revanche Geneviève Myles, la coordonnatrice au développement des affaires à l’ACPG. « Ce qu’il faut savoir, c’est que ces grandes corporations peuvent être détenues à 49 % par des intérêts étrangers. […] Donc on est en train de vendre notre golfe du Saint-Laurent plutôt que de le manger chez nous. »

Réplique de la ministre

Appelé à réagir, le cabinet de la ministre Lebouthillier nous a fait parvenir un énoncé produit au début de février en réponse aux doléances des crevettiers.

PHOTO JUSTIN TANG, LA PRESSE CANADIENNE

Diane Lebouthillier, ministre fédérale des Pêches, des Océans et de la Garde côtière

Dans ce texte, la ministre souligne qu’un comité consultatif a été mis en place pour évaluer la pertinence de hausser le quota de sébaste plancher de 25 000 tonnes. Elle se dit prête à le hausser si l’industrie, les communautés autochtones et les gouvernements provinciaux se mettent d’accord.

« En ce qui concerne la répartition par flottille, il faut comprendre que la part historique des bateaux hauturiers de plus de 100 pieds, les fameux offshores comme on appelle, a fondu de 74 % en 1994 à 59 % en 2024, et ce, au profit de plus petites flottilles, les crevettiers et les communautés autochtones. Bref, la décision annoncée la semaine dernière offre encore plus d’opportunités aux plus petits joueurs, qui voient leur rapport de force considérablement augmenter depuis le moratoire. Tenter de prétendre l’inverse est tout simplement faux », a déclaré la ministre.

Yan Bourdages, un crevettier de Rivière-au-Renard, affirme qu’il tentera sa chance à pêcher le sébaste cet été. Son bateau est déjà équipé pour le faire, car il pêche ce poisson depuis trois ans en vertu d’un quota scientifique.

« Je vais essayer, mais je le sais, je le fais à perte. J’y vais pour faire travailler les trois employés qui me restent, donc on ne peut pas être heureux de ça, on ne peut pas avoir un bon moral. Je m’endors très tard et je me réveille très tôt. Je vais voir mon village, considéré comme la capitale des pêches, s’effondrer », craint-il.

Une espèce en déclin

Bilan de santé

La crevette nordique est pêchée dans le Saint-Laurent depuis 1965, mais elle est gérée par quota depuis 1982. « Le quota de 2024 est le plus petit quota de l’histoire de cette pêche », affirme Hugo Bourdages, biologiste en évaluation des stocks de crevettes à l’Institut Maurice-Lamontagne de Pêches et Océans Canada. Le stock est en déclin continu année après année, et ce, depuis 2005. « L’automne dernier, on a fait le bilan de santé des stocks de crevettes nordiques du golfe du Saint-Laurent et la situation est que les stocks sont à leurs plus bas niveaux d’abondance que l’on a mesurés depuis 1990. »

Le Saint-Laurent se réchauffe

La crevette nordique, son nom le dit, est une espèce qui aime l’eau froide. « Il y a 20 ans passé, la crevette nordique, on la retrouvait à des profondeurs de 150 à 300 mètres dans le golfe du Saint-Laurent, à des températures d’eau entre 4 et 6 oC. Aujourd’hui, à ces profondeurs-là, l’eau est rendue à plus de 6 oC et même, à des endroits, à plus de 7 oC. L’augmentation de 1 à 2 oC de la température de l’eau a influencé négativement la productivité des stocks de crevettes », explique Hugo Bourdages. Résultat, l’habitat naturel de l’espèce rétrécit car la crevette tente de migrer vers la couche intermédiaire froide, qui est plus élevée.

Pourquoi ?

Le positionnement des courants marins a été bouleversé par le réchauffement planétaire. Il y a deux grands courants dans l’océan Atlantique : le Gulf Stream, qui est chaud et pauvre en oxygène, et le courant du Labrador, qui est froid et riche en oxygène. « Il faut voir ça comme un lavabo avec deux robinets, illustre Hugo Bourdages. Aujourd’hui, c’est vraiment le robinet d’eau chaude qui est ouvert, donc c’est une proportion beaucoup plus grande d’eau chaude qui rentre à l’entrée du golfe du Saint-Laurent. Et ça, on observe ça depuis 15 ans. »

Retour en force du sébaste

« C’est sûr que le réchauffement de l’eau, ça fait des gagnants et des perdants. […] Les sébastes ont l’air à plutôt bien s’en sortir », souligne Caroline Senay, biologiste en évaluation de stocks de sébaste à l’Institut Maurice-Lamontagne. Les sébastes qui sont aujourd’hui à maturité sont nés entre 2011 et 2013. Ils mesurent entre 22 et 25 centimètres en moyenne. « La raison exacte de l’arrivée de ces grosses cohortes-là, c’est encore mystérieux », précise-t-elle cependant. L’hypothèse privilégiée est le pic de chaleur dans l’eau survenu autour de l’année 2011.

Déjà en déclin

Il y aurait en ce moment environ 2 millions de « biomasse » de sébaste dans le fleuve, ce qui représente près de 13 milliards d’individus ! « Le maximum de poissons qu’on a estimé dans notre relevé, c’est en 2019 où on était alors à 4,3 millions de tonnes », précise cependant Caroline Senay. « Pêche, pas pêche, dans six à neuf ans, on croit qu’il va rester moins de 10 % de la biomasse initiale », ajoute-t-elle. Il y a tellement de sébastes dans le fleuve qu’ils ont commencé à se cannibaliser. Il y a donc peu de relève et de moins en moins de poissons qui se rendent à l’âge adulte. « On croit que c’est parce qu’ils se font manger par les autres sébastes dans le système », dit-elle.

Pêche au chalut

La pêche au sébaste et la pêche à la crevette se ressemblent. Ce sont deux pêches pratiquées au chalut. « Ça se fait à peu près de la même façon avec les mêmes bateaux et à peu près les mêmes engins de pêche. Pour un crevettier, on parle d’un investissement entre 50 000 $ et 100 000 $ », explique Patrice Element. « On est les plus aptes à pêcher ce poisson-là. D’autant plus que c’est nous les plus affectés par la prolifération du sébaste. On devrait penser à nous avant de penser aux autres », ajoute-t-il.

En savoir plus
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    Nombre de permis de pêche à la crevette au Québec. Ils sont détenus par 26 pêcheurs.
    SOURCE : Ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec