Le Bureau du coroner estime que crânes, lambeaux de peau et os sciés n’ont pas leur place dans les musées

Plusieurs musées québécois ont violé la loi en exposant jusqu’à récemment des morceaux de restes de victimes de meurtre sans autorisation, selon la coroner en chef sortante du Québec.

Une collection comprenant des crânes, des morceaux d’organes et des parties d’os accumulés par des médecins légistes jusqu’en 1975 a d’ailleurs récemment quitté les entrepôts du Musée de la civilisation de Québec, à la demande de MPascale Descary. Les descendants des défunts auxquels ils appartiennent pourraient recevoir un appel dans les prochains mois afin de savoir s’ils veulent récupérer ces restes.

« Les restes humains ne sont pas des artefacts à laisser sur des tablettes ou à exposer publiquement », a affirmé MDescary, en mai, dans un témoignage devant un tribunal administratif. Elle a depuis terminé son mandat et été remplacée. « Ça n’a pas sa place, pour moi, dans un musée. » Ces parties de corps « pourraient être notre papa, notre grand-papa », a-t-elle souligné, affirmant éprouver « un malaise » à voir un crâne être offert aux regards du public.

Selon MDescary, les musées avaient l’obligation légale d’obtenir une autorisation de son bureau, ce qui n’a pas été fait. Le Musée de la civilisation, au centre de l’affaire, admet qu’il n’aurait « pas dû » les inclure dans ses expositions.

Ces restes humains – qui font tous partie de la collection du Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale – ont été montrés au public à de multiples reprises dans les dernières années. Le Musée de la civilisation (pour au moins trois expositions), le Centre des sciences de Montréal et le Musée québécois de culture populaire de Trois-Rivières (Musée POP) ont tous placé sous vitrine des pièces controversées. Encore en 2018-2019, le Musée de la civilisation exposait des lambeaux de peau tatouée d’une femme assassinée 90 ans plus tôt, ainsi que des os sciés d’un adolescent tué à la même époque.

PHOTO DANIEL JALBERT, DIFFUSÉE PAR LE MUSÉE POP

Des lambeaux de peau de Mildred Brown, assassinée à Montréal en 1929

L’institution a refusé la demande d’entrevue de La Presse. « Le Musée de la civilisation agissait en toute bonne foi et suivait alors la pratique qui avait été convenue avec le Laboratoire », a indiqué la relationniste Anne-Sophie Desmeules, par courriel. « Aujourd’hui et dans le futur, il est évident que de telles situations ne pourraient se reproduire. »

Une collection macabre

Le Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale est le service du ministère de la Sécurité publique qui procède à toutes les autopsies au Québec. Au fil des décennies, des légistes ont voulu conserver des échantillons des dépouilles, souvent comme des objets de curiosité. Le fondateur du laboratoire, Wilfrid Derome (1877-1931) aurait largement contribué à amasser cette collection. En 1997, le Laboratoire a confié au Musée de la civilisation l’ensemble de ces étranges souvenirs.

« La sensibilité par rapport à tout ça a beaucoup changé », a noté Dany Brown, directeur des collections de l’institution, dans un témoignage récent.

On reconnaît aujourd’hui que c’est une erreur, qu’on n’aurait pas dû les présenter.

Dany Brown, directeur des collections du Musée de la civilisation

Nommée coroner en chef en 2018, MDescary n’a appris l’existence de cette collection qu’en 2020-2021, selon son témoignage. Or, même s’ils étaient en possession du Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale, ils étaient toujours sous l’autorité du Bureau du coroner, selon son interprétation.

En 2022, la collection a donc repris la route de Montréal. Elle sera dissoute, selon Pascale Descary. « Nous voulons communiquer avec des proches pour éventuellement ne plus posséder ces collections-là et les remettre aux familles », a-t-elle dit. On disposera avec respect des restes humains non réclamés ou non identifiables.

Le nouveau coroner en chef, Reno Bernier, n’a pas voulu commenter le sujet.

Des questions inconfortables

Toute cette histoire fait surface en raison de l’intérêt pour ces pièces d’un chercheur affilié à l’Université de Toronto. Après avoir vu des lambeaux de peau tatouée dans une vitrine du Musée de la civilisation, en 2018, Jamie Jelinski a tenté d’obtenir davantage d’informations sur ces pièces. La réaction de l’institution ? Quelques mois plus tard, ces dernières avaient disparu.

M. Jelinski a ensuite fait parvenir au Musée une demande afin d’obtenir des photos d’archives des vitrines de toutes les expositions où des restes humains avaient été utilisés.

PHOTOS FOURNIES PAR LE MUSÉE DE LA CIVILISATION

Les photos censurées que le Musée de la civilisation a accepté de transmettre à Jamie Jelinski. Chaque rectangle noir correspond à des restes humains ou à une photo montrant des restes humains.

Le Musée de la civilisation a refusé sa demande, considérant dorénavant qu’il lui était interdit de diffuser toute image de restes humains sous l’autorité d’un coroner, même s’il les avait exposés.

C’est très hypocrite. Ces objets étaient disponibles pour des milliers de personnes.

Jamie Jelinski, en entrevue téléphonique

Plus tôt en 2023, la Commission d’accès à l’information du Québec a donc tenu deux audiences afin de trancher le débat. MDescary s’est rangée du côté du Musée de la civilisation, appelant le juge administratif Marc-Aurèle Racicot à ne pas autoriser la diffusion des images. « Ce n’est pas parce qu’un braconnier a chassé pendant 20 ans sur sa terre sans permis que ça devient tout à coup correct de braconner », a-t-elle dit, en voulant souligner que la faute du Musée ne devait pas créer de précédent.

Le juge Racicot lui a donné raison. « Les restes humains ne sont pas des artefacts à exposer et le Bureau du coroner n’a jamais consenti à la diffusion de ces restes humains », a-t-il statué, dans une décision rendue publique la semaine dernière. « Bien que ces restes aient pu par le passé être exposés ou photographiés, cela ne leur donne pas un caractère public. » Il s’est notamment basé sur les droits accordés par la Charte québécoise des droits et libertés, ainsi que sur la Loi sur les coroners.

Mais pour la professeure de droit Marie-Ève Lacroix, qui s’intéresse spécifiquement au statut juridique du corps humain au moment du décès, cette interprétation soulève des doutes.

Quand on meurt, « on n’est plus une personne juridique, ça veut dire qu’on ne peut plus être titulaire de droits. On ne peut pas revendiquer un droit à la vie privée ou encore à l’image du cadavre, ce serait complètement hérétique », a fait valoir la professeure en entrevue téléphonique. « Selon mon expertise, [la décision du juge Racicot] est sujette à critiques. »