Une fondation au Panamá, une entreprise au Delaware, un fonds d’investissement privé, des millions de dollars en patrimoine et des allégations d’évitement fiscal. Les fidèles d’un groupe religieux controversé installé en Estrie, l’Ordre des Esséniens, injectent depuis des années leurs généreuses donations dans une structure financière digne d’une multinationale.

Certains d’entre eux s’en mordent maintenant les doigts. Avec la mort soudaine de son prophète Olivier « Manitara » Martin, en 2020 à 56 ans, le groupe de quelques centaines de fidèles – qui vénèrent des archanges, des divinités égyptiennes et des figures du christianisme – est fracturé par un schisme majeur.

C’est la bataille judiciaire entre les deux factions du groupe qui expose au grand jour les finances de l’organisation, épinglée par l’administration française antisecte et dont Immigration Canada a tenté d’expulser certains dirigeants.

L’Ordre des Esséniens (ou la succession d’Olivier Martin) possède un vaste domaine de Cookshire-Eaton « évalué, en 2018, à environ 6 millions de dollars, le village de Terranova, en France, d’une valeur minimum de 400 000 €, un village au Panamá, au moins une corporation d’édition (Essene Church Publishing), plusieurs fondations », dont une au Panamá, a énuméré la juge Johanne Brodeur dans une décision de l’automne dernier. « [De plus], 21 corporations toujours en vigueur sont liées à l’Église essénienne chrétienne. Des entités corporatives, dont l’une était située au Delaware (Esseway LLC), détenaient également des marques de commerce. »

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE L’ORGANISATION

Olivier « Manitara » Martin

La Presse n’a pas pu établir les volumes d’argent qui ont transité par ces structures au fil des dernières années. Dans une lettre de 2021 versée au dossier de cour, un administrateur de l’Église évoque la possibilité d’un « transfert de plusieurs centaines de milliers de dollars par année » de la structure québécoise vers le Panamá, « un paradis fiscal ».

Devant la multiplication des poursuites entre Esséniens, la juge Johanne Brodeur était appelée à trancher une question centrale : qui doit succéder à Olivier Manitara comme « Roi » de cette mouvance religieuse ?

Son fils aîné Nazarh Guérin, allié à sa mère Magali Guérin ? Ou la mère du défunt, elle aussi Essénienne, alliée au secrétaire personnel du prophète ?

Dons perdus

C’est Nazarh Guérin qui a remporté la partie, puisque « la Nation Essénienne est constituée en dynastie royale », a tranché la juge Johanne Brodeur. Le jeune homme a donc acquis une autorité totale sur l’Église et ses biens. Avec sa fratrie, il a aussi hérité d’un petit hameau du sud de la France, où son père a fait ses débuts comme leader religieux.

Depuis, des Esséniens qui se considèrent comme « traditionnalistes » sont écartés du groupe, accusés de « tentative illégale de prise de pouvoir ».

Frantz Amathy, un membre du groupe qui réside dans le hameau français, a affirmé, à propos de la veuve et des enfants d’Olivier Martin : « Nous ne les reconnaissons pas du tout comme héritiers de la tradition. […] Pour moi, il y a toute une déviance qui est arrivée et ça n’a plus rien à voir. Les menues sommes que j’ai pu donner ont été détournées de leur objectif d’origine. Il y a beaucoup d’Esséniens qui ont placé leur argent, qui a servi à d’autres choses […] qui n’ont plus rien à voir avec la religion. »

[Les enfants d’Olivier Manitara] pensaient qu’ils pourraient nous expulser du jour au lendemain. Ils ont essayé, ils sont même venus ici avec l’intention de nous expulser, mais il y a des lois en France.

Frantz Amathy, membre de l’Ordre des Esséniens résidant en France

Le maire de Montlaur, la municipalité qui englobe le site contesté, a confirmé que la police avait été appelée sur les lieux au moment de la visite des héritiers d’Olivier Martin. La mairie est en conflit avec le groupe religieux en raison de constructions illégales – un litige semblable oppose d’ailleurs les Esséniens à la municipalité de Cookshire-Eaton, en Estrie.

Au Québec aussi, le contrôle du patrimoine immobilier crée des frictions. Un Essénien « traditionnaliste » poursuit maintenant la « corporation » pour 105 000 $, soit la valeur de la maison qu’il a bâtie dans le domaine.

Pier-Antoine Marier, qui a longtemps présidé le conseil d’administration de la corporation québécoise, a affirmé dans un interrogatoire hors cour qu’il avait donné « dans les trois cent et quelque mille » aux Esséniens. Il poursuit maintenant la corporation aux petites créances afin de récupérer 15 000 $ de sa mise.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Pier-Antoine Marier, ex-président du conseil d’administration de l’Ordre des Esséniens, en 2014

Des étrangers par dizaines

Les documents rendus publics dans le cadre de cette guérilla judiciaire dévoilent aussi la méthode utilisée pendant des années par les Esséniens pour faire immigrer au Québec de nombreux coreligionnaires : une disposition de la Loi sur l’immigration dispensant de permis de travail les prêtres et autres figures religieuses.

Des reproductions de dizaines de lettres de l’Église à ses « prêtres » étrangers et garantissant leur prise en charge en Estrie se trouvent dans les dossiers de cour. Une lettre d’avocat tentant d’aplanir une mésentente avec Immigration Canada s’y trouve aussi.

En 2012, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES) française qualifiait les Esséniens de groupe aux « thèses apocalyptiques » dirigé par un « sinistre individu ».

« Un groupe de plusieurs centaines de personnes entre la France et le Québec. C’est un ordre un peu mystique, un peu franc-maçon, mais en dehors de tous les circuits officiels », expliquait à l’époque Serge Blisko, président de la MIVILUDES. Il précisait que l’Église essénienne « ressemble beaucoup » à l’Ordre du Temple solaire (OTS).

En 2008 et 2009, Ottawa avait tenté à deux reprises – sans succès – d’expulser du Canada Olivier Manitara et sa conjointe pour « grande criminalité ».

Ceux-ci avaient été condamnés en France pour « abus de biens sociaux » (soit l’utilisation des fonds d’une société par un administrateur de cette société) et condamnés à huit et dix mois de prison avec sursis. La justice avait déterminé que leur faute n’était pas suffisante pour justifier une expulsion du Canada.