Les avancées en généalogie judiciaire ont permis à la police ontarienne de fermer l’une de ses plus vieilles affaires non résolues. Après un demi-siècle d’enquête, on connaît enfin l’identité de la mystérieuse « Dame de la rivière Nation ».

Retournons en mai 1975. Un corps est retrouvé sans vie dans la rivière Nation, dans l’est de l’Ontario. Toutes les tentatives d’identification s’avèrent infructueuses. Malgré les portraits, la reconstitution faciale en trois dimensions et de nombreux appels au public, celle qu’on nomme la « Dame de la rivière Nation » (Nation River Lady) semble vouée à l’anonymat pour l’éternité. Une vraie affaire non résolue, un cold case.

Mais en 2019, une lumière jaillit au bout du tunnel : une nouvelle méthode de généalogie génétique, qui sert déjà aux États-Unis, débarque au Canada. Par inférence, « on identifie une filiation généalogique avec des bases de données publiques », nous explique Frank Crispino, professeur et directeur du groupe de recherche en science forensique à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR).

L’enquête aboutit à Montréal

En recourant aux banques de données génétiques américaines, comme la Family Tree, la Police provinciale de l’Ontario (OPP) est récemment parvenue à dessiner l’arbre généalogique de celle qu’on surnommait la « Dame de la rivière Nation ». L’enquête a abouti à Montréal, à 150 km de l’endroit où avait été trouvée la dépouille, en 1975. Cette année-là, une personne avait été portée disparue. Son nom : Jewell Parchman Langford.

En avril 1975, la femme de 48 ans avait quitté Jackson, au Tennessee, pour Montréal, au Québec. Sa famille s’était rendu compte assez rapidement qu’elle manquait à l’appel puisque, bien-aimée de tous, elle avait promis de rester en contact.

« Elle était vraiment une femme en avance sur son temps », a raconté la détective retraitée Janice Mulcock, en point de presse mercredi.

Jewell Parchman Langford était copropriétaire d’un spa avec son ex-mari à Jackson, ville dont elle était la présidente de l’American Business Women’s Association. « C’était une vraie leader », a ajouté l’ancienne détective.

Près de 50 ans après les faits, l’enquête a mené l’OPP vers Rodney Nichols. L’octogénaire est accusé du meurtre de Jewell Parchman Langford. Les deux se sont connus alors qu’ils vivaient à Montréal. L’homme, qui habite actuellement en Floride, fait l’objet d’une demande d’extradition en vue d’un procès.

Des questionnements éthiques

C’est la première fois qu’on élucide l’identité d’une victime grâce aux nouvelles méthodes de généalogie génétique en Ontario, ce qui est assez « original », note Frank Crispino.

Ces méthodes soulèvent des questions d’ordre éthique, signale le professeur. En effet, les individus fournissent eux-mêmes leurs informations génétiques aux banques de données qui servent aux policiers, des fois, juste pour connaître leurs ancêtres, explique Daniel Nadeau, inspecteur-détective de la Direction des enquêtes criminelles de l’OPP. Bien entendu, ces individus peuvent empêcher la police d’utiliser leurs informations, mais Frank Crispino craint qu’ils n’en soient pas conscients.

Les bases de données étatiques sont très encadrées, alors que l’utilisation des bases de données dites « publiques » se trouve dans un « vide juridique », affirme le directeur du groupe de recherche en science médico-légale de l’UQTR. « Il y a un débat de société à avoir qui me semble important », ajoute-t-il.

« On peut voir cela comme [un moyen de] gagner du temps, mais si on oublie les actes fondamentaux d’enquête, je prédis qu’on aura de grosses erreurs judiciaires », met en garde Frank Crispino. Selon l’expert, cette technologie peut être un « magnifique outil », mais elle doit aller de pair avec une utilisation qui tient compte des aspects éthiques.

« Attention à la technologie, à cet arbre qui cache la forêt, ce n’est pas la technologie qui a permis de remonter à la victime. La forêt, ce sont les actes d’investigation, c’est le travail des enquêteurs », affirme le professeur.

La généalogie génétique sert actuellement à résoudre d’autres affaires en Ontario, signale Daniel Nadeau. Alors que des services de police considèrent y recourir, Frank Crispino rappelle que « ce n’est pas l’outil qui va révolutionner et qui va faire qu’on va tout résoudre ».