À quelques jours du dépôt d’un projet de loi à Québec pour « mieux encadrer le travail des jeunes », La Presse vous raconte l’histoire tragique de Danick. À 16 ans, sa vie a basculé lors d’un accident de travail. Même si l’issue n’est pas toujours aussi dramatique, l’adolescent est loin d’être le seul. Les blessures au travail chez les jeunes ont explosé depuis 10 ans.

Les regrets de Danick

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Danick Dumont, entouré de sa copine, Lydia Lebrun, et de sa mère, Cindy Turcotte

Danick Dumont s’en veut de ne pas avoir porté de lunettes de protection le jour où sa vie a basculé.

« Si je pouvais revenir en arrière, je les porterais en tabarnak mes lunettes », lâche l’adolescent de Saint-Lin–Laurentides.

« À cet âge-là, personne ne veut les porter, ajoute sa mère, Cindy Turcotte, pour tenter de le faire sentir moins coupable. Les jeunes ne pensent pas que quelque chose peut leur arriver. »

Comme beaucoup d’autres jeunes Québécois, Danick a pu décrocher facilement un emploi bien rémunéré qui ne demandait pas de qualifications au moment où la province est aux prises avec une pénurie de main-d’œuvre.

À l’été 2021, alors qu’il a 16 ans, Danick pose des clôtures commerciales pour un entrepreneur de Laval. À un taux horaire de 18 $ pour 40 heures par semaine, Danick est hyper motivé par son emploi. Il aimait le salaire, mais aussi « la job ». « Être tout le temps dehors, c’était le fun », dit-il.

« Je n’avais pas besoin de le réveiller même s’il devait partir très tôt le matin. Il préparait son lunch la veille, toujours de bonne humeur », raconte sa mère.

À la rentrée scolaire cette année-là, l’adolescent n’a pas l’intention de retourner à la polyvalente, où il est dans une classe spécialisée pour élèves ayant des difficultés d’apprentissage.

« C’était pas motivant », affirme le jeune homme à la carrure de joueur de football.

Il jongle alors avec l’idée d’intégrer une école pour adultes, mais il hésite à quitter un emploi aussi payant.

Le 9 septembre, en matinée, Danick doit remplacer la clôture d’une école de Verdun. Au moment où il s’affaire à tendre un fil métallique aidé de son patron, ce dernier en coupe un bout excédentaire.

Sous tension, le fil lâche et frappe de plein fouet l’œil droit de l’adolescent. « Je suis resté cinq minutes par terre, décrit-il. Je criais de douleur. » De son œil gauche, il distingue du sang. Il est incapable d’ouvrir l’autre.

Son patron l’amène à l’hôpital le plus proche, mais vu son âge et la gravité de la blessure, l’adolescent sera rapidement transféré en ambulance à l’Hôpital de Montréal pour enfants.

« Si je perds mon œil, tire-moi une balle », dira-t-il, sous le choc, à son jeune frère accouru à son chevet.

« Au début, j’en voulais à tout le monde »

Danick avait 12 ans quand son père est mort d’un cancer au terme de deux ans de souffrances.

« C’est là que la vie de Danick s’est mise à dégringoler, raconte sa mère. Ç’a été rough de voir dépérir son père, puis de le perdre. » Il a doublé sa sixième année plutôt que de suivre ses amis au secondaire, raconte-t-elle. Il s’est mis à détester l’école.

Ce retour à l’hôpital a replongé toute la famille dans de très mauvais souvenirs.

PHOTO FOURNIE PAR CINDY TURCOTTE

À sa première semaine d’hospitalisation, Danick Dumont devait demeurer couché sur le ventre, la tête vers le bas.

À sa première semaine d’hospitalisation, l’adolescent devait demeurer couché sur le ventre, la tête vers le bas. Il restera un mois à l’hôpital. Même si le personnel était gentil et attentionné, insiste-t-il, « c’était l’enfer ».

Les injections dans l’œil avec une grosse aiguille, les changements de pansement, les gouttes [dans les yeux] aux heures, la morphine qui me faisait vomir. Je n’arrivais jamais à dormir.

Danick Dumont

À ce moment-là, Danick ignorait si les médecins parviendraient à sauver son œil. Il vivait d’espoir.

L’ado sera opéré le 16 septembre – « le jour du décès de son papa », précise sa mère.

Malheureusement, l’espoir sera de courte durée.

Aujourd’hui, Danick voit seulement de l’œil gauche.

« Au début, j’en voulais à tout le monde ; à moi, à mon patron », raconte Danick, qui a récemment fêté ses 18 ans.

Dans l’appartement qu’il partage avec sa mère et son frère cadet, les traces de cette colère subsistent toujours.

À son retour chez lui, dans des épisodes de rage, l’adolescent a défoncé des portes avec ses poings.

Celui qui jouait au hockey élite « double lettre » s’est récemment remis à jouer pour une équipe moins compétitive (« simple lettre »).

Or, un événement sur la glace a fait ressortir cette colère qui continue à l’habiter.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Danick Dumont

Durant un match, un joueur de l’équipe adverse lui a lancé une remarque mesquine à propos de « son œil croche ». Danick a répliqué avec ses poings et a été suspendu quatre matchs.

L’ado passe l’essentiel de ses journées – et de ses nuits – dans sa chambre à jouer à des jeux vidéo. « Je me suis mis à gamer comme un fou. C’est vraiment rendu une dépendance », dit-il, assis aux côtés de sa copine et de sa mère à la table de la cuisine de l’appartement.

Les deux femmes ne le contredisent pas.

Faut vraiment qu’on le pousse à sortir. C’était la même chose quand il a perdu son papa.

Cindy Turcotte, mère de Danick Dumont

Un an et demi après l’accident, il a des suivis fréquents en ophtalmologie. Il est possible qu’il doive porter une prothèse oculaire.

Danick ignore ce qu’il veut faire du reste de sa vie. Sa mère l’encourage à s’inscrire à une formation professionnelle l’automne prochain.

« Retourner à l’école, c’est pas mal le truc à faire, je pense », dit l’ado, d’un ton mal assuré.

Si Danick accepte de raconter son histoire, c’est pour conscientiser d’autres jeunes à suivre toutes les règles de sécurité au travail. Son patron, lui, portait une protection oculaire. Il aurait dû faire de même, comprend l’adolescent aujourd’hui.

« Mon fils, c’est un guerrier, lâche sa mère en le regardant tendrement. Il va passer au travers. Il est fait fort. »

Un âge minimal fixé à 14 ans ?

PHOTO GETTY IMAGES

Avec la pénurie de main-d’œuvre, on voit de plus en plus de jeunes travailler.

Au Québec, à l’heure actuelle, il n’existe pas d’âge minimal d’accès à l’emploi, contrairement à cinq autres provinces canadiennes.

C’est pourquoi on voit de plus en plus, en pleine pénurie de main-d’œuvre, des enfants de 12 ans à la commande à l’auto de son café préféré. Ou encore un enfant de 13 ans s’affairer dans la cuisine d’une rôtisserie populaire.

Il leur suffit d’obtenir le consentement de leurs parents pour travailler (obligatoire pour les moins de 14 ans).

Se disant préoccupé par la sécurité et la persévérance scolaire des enfants dans un contexte de rareté de personnel, le ministre du Travail, Jean Boulet, doit déposer ce mois-ci un projet de loi pour mieux encadrer le travail des jeunes.

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Le ministre du Travail, Jean Boulet

Un rapport du Comité consultatif du travail et de la main-d’œuvre (CCTM) – qui regroupe des syndicats et des associations patronales – vient d’ailleurs de lui recommander d’établir l’âge général d’accès à l’emploi à 14 ans, sauf exception.

Ce comité propose également de limiter le nombre d’heures de travail à 17 heures par semaine (fins de semaine comprises) durant l’année scolaire. Du lundi au vendredi, ce serait un maximum de 10 heures, sauf durant les congés.

Plus de la moitié des élèves de première secondaire concilient désormais travail et études, alors qu’ils n’étaient que 13 % en 2022, selon l’Enquête sur la santé psychologique des jeunes de 12 à 25 ans menée auprès de 18 000 jeunes de quatre régions du Québec par le CIUSSS de l’Estrie-CHUS rendue publique plus tôt cet hiver. Ce sont 20 % des jeunes au premier cycle [1re et 2secondaire] qui indiquent travailler plus de 15 heures par semaine, toujours selon cette enquête sous la responsabilité de la Dre Mélissa Généreux, médecin-conseil à la Santé publique de l’Estrie et responsable de l’enquête.

« On remarque que le travail prend de plus en plus de place dans la vie de nos jeunes, indique la Dre Mélissa Généreux. Or, ce n’est pas parce qu’on a une pénurie de main-d’œuvre qu’il faut sacrifier notre jeunesse. »

Sans vouloir « diaboliser le travail des jeunes », on remarque que chez les ados qui travaillent plus de 15 heures par semaine, l’intérêt pour l’école est moins grand et la santé mentale est moins bonne, précise-t-elle.

« Si, comme ado, tu travailles beaucoup, tu vas à l’école à temps plein et que tu passes le reste de ton temps sur les écrans, forcément, tu sacrifies les activités sociales et les loisirs au détriment de ta santé physique et mentale. Après tout, il n’y a que 24 heures dans une journée », poursuit la Dre Généreux qui se dit très préoccupée par ce déséquilibre.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

La Dre Mélissa Généreux, médecin-conseil à la Santé publique de l’Estrie

Les ados ont besoin de faire du sport, de voir des amis, d’avoir du temps pour s’occuper de leur santé mentale. C’est crucial pour leur bon développement !

La Dre Mélissa Généreux, médecin-conseil à la Santé publique de l’Estrie

Le ministre du Travail ainsi que plusieurs experts du monde de l’éducation ont fait valoir la nécessité de mieux encadrer le travail des jeunes, justement pour s’assurer que le travail ne nuise pas à la persévérance scolaire.

Or, l’Association des restaurateurs du Québec réclame une exemption dans le projet de loi qui sera déposé sous peu pour que les moins de 14 ans puissent continuer à travailler en restauration.

Le CCTM a d’ailleurs suggéré de brosser un meilleur portrait statistique du travail des enfants assujettis à l’obligation de fréquentation scolaire afin de mieux en cerner l’évolution, notamment quant au nombre de travailleurs de ce groupe d’âge, leur âge et leur secteur d’activité.

Plus de jeunes blessés au travail

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Les accidents de travail chez les moins de 16 ans ont bondi, selon la CNESST, mais on n’observe pas cette hausse linéaire dans les urgences de la province, selon une vérification menée par La Presse.

Le dépôt du projet de loi survient au moment où les accidents ont bondi de 392 % pour les 14 ans et moins, de 221 % pour les 15 ans et de 17 % pour les jeunes de 16 ans de 2012 à 2021, selon des données de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST).

De plus, cinq décès résultant du travail et impliquant un jeune de moins de 19 ans ont été dénombrés depuis 2014.

Les secteurs comptant le plus d’accidents du travail chez les jeunes sont le commerce de détail, l’hébergement et les services de restauration.

Ce sont 202 jeunes de moins de 16 ans qui se sont blessés en 2021, comparativement à 56 neuf ans plus tôt, selon les données de la CNESST.

« Il faut s’assurer de ne pas faire travailler des jeunes de 12 ans, 13 ans dans des cuisines de restaurants ou dans des scieries. […] On ne peut pas accepter ça », a déclaré aux médias le ministre Boulet après avoir pris connaissance du rapport du CCTM, sans s’engager à ce que toutes les recommandations se retrouvent dans le projet de loi.

Les accidents de travail chez les moins de 16 ans ont bondi, selon la CNESST, mais on n’observe pas cette hausse linéaire dans les urgences de la province, du moins selon une vérification menée par La Presse auprès de quatre importants centres hospitaliers (CHU Sainte-Justine, Hôpital de Montréal pour enfants, hôpital du Sacré-Cœur et CHU de Québec).

« Les blessures au travail chez les jeunes varient beaucoup trop d’une année à l’autre pour conclure à une augmentation », souligne le chercheur en traumatologie à l'Hôpital de Montréal pour enfants Glenn Keays. Il émet l’hypothèse qu’une meilleure sensibilisation à l’importance de rapporter les accidents de travail peut expliquer la hausse des chiffres de la CNESST. Or, ce ne sont pas nécessairement des blessures graves qui nécessitent une consultation aux urgences.

Ainsi, 43 jeunes ont été traités aux urgences de cet hôpital montréalais en 2022, contre 55 l’année précédente. « L’année record est 2021, mais j’ai aussi vu des 40-45 blessures par an dans les années 1990 », nuance celui qui est aussi coordonnateur du Système canadien hospitalier d’information et de recherche en prévention des traumatismes.

Les blessures au travail chez les moins de 15 ans sont rares (9 %). La vaste majorité survient chez les 15-17 ans (91 %). Dans les années 1990, les blessures chez les moins de 15 ans étaient plus fréquentes (15 %), indique M. Keays.

Il y a deux fois plus de brûlures chez les 15 ans et plus, observe le chercheur. « C’est sûrement parce qu’on ne laisse pas un jeune de 12-13 ans faire des hamburgers ou travailler dans des cuisines », dit-il.

Les blessures varient selon le type de travail. Il voit des traumatismes crâniens chez des adolescents qui travaillent dans des boutiques ; ils glissent sur le plancher fraîchement nettoyé et se cognent la tête. Dans les entrepôts, ce sont des blessures liées à la machinerie lourde.

Concernant le projet de loi qui sera bientôt déposé, le chercheur croit qu’il faudrait mettre des limites d’âge, par exemple pour l’usage de la machinerie lourde dans les entrepôts. « C’est vraiment rare, des blessures chez les moins de 15 ans, insiste-t-il. Cela étant dit, certaines blessures nécessitent beaucoup de soins et de la réadaptation. Ça vaut la peine de légiférer pour réduire ces blessures-là. »

Des cas dramatiques

PHOTO PASCAL RATTHÉ, ARCHIVES LE SOLEIL

Le Village Vacances Valcartier

Au Village Vacances Valcartier l’été dernier, un adolescent de moins de 14 ans qui travaillait comme préposé aux opérations extérieures du camping a été grièvement blessé « à la tête et au haut du corps » alors qu’il s’affairait à l’entretien du site avec d’autres jeunes travailleurs.

Dix des treize nouveaux employés de l’équipe cet été-là étaient mineurs.

L’ado était debout dans la boîte de chargement d’un autoquad (côte à côte), ce qui contrevient à la Loi sur les véhicules hors route. Lors d’un virage à 90 degrés dans une courbe, il a perdu l’équilibre et a été éjecté de la boîte de chargement. Il a chuté au sol avant d’être heurté et écrasé par la remorque attelée au véhicule.

IMAGE TIRÉE DU RAPPORT D’ENQUÊTE DE LA CNESST

L’autoquad impliqué dans l’accident

Aucun des huit jeunes qui étaient dans deux autoquads ce jour-là ne portait de ceinture de sécurité ni de casque. Le conducteur du véhicule dans lequel l’ado a été blessé n’avait pas reçu de formation spécifique sur la conduite sécuritaire de l’autoquad. Il n’avait pas, non plus, l’âge légal pour le conduire.

Le manque de formation et de supervision des jeunes et nouveaux travailleurs a fait en sorte que ces derniers ignoraient plusieurs mesures de sécurité relatives à la conduite sécuritaire d’un autoquad et les dangers inhérents à son utilisation.

Extrait du rapport d’enquête de la CNESST

Parmi le personnel de l’entreprise cet été-là, un peu plus de 175 travailleurs avaient moins de 14 ans. Pour plus d’une centaine d’entre eux, l’employeur n’avait aucune autorisation parentale signée, ce qui est contraire à la loi, a également révélé cette enquête.

Autres récentes tragédies impliquant des jeunes au travail : un jeune émondeur de 17 ans a perdu la vie après avoir été heurté par une branche lors d’une opération d’émondage à Trois-Rivières l’automne dernier.

Aussi, plus tôt cet hiver, un adolescent de 16 ans employé d’une épicerie IGA est mort – happé par un camion de déneigement dans le stationnement d’un centre commercial de Laval – alors qu’il poussait des chariots d’épicerie.

En savoir plus
  • 67 %
    Proportion des membres de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés qui pensent qu’un âge minimal devrait être instauré. De ceux-ci, 39 % pensent que cet âge devrait être de 14 ans,25 % estiment qu’il devrait être de 15 ans et, finalement, 25 % sont d’avis qu’il devrait être de 16 ans.
    Source : sondage mené par l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréées
    75 %
    Proportion des membres de l’Ordre qui affirment être favorablesou très favorables à l’instauration d’un maximum de 12 à 15 heures de travail par semaine, en période scolaire, pour les moins de 16 ans.
    Source : sondage mené par l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréées